La Tunisie se trouve aujourd'hui aux prises avec une situation de stress hydrique aigu en raison de la faiblesse des précipitations ayant entraîné un repli du taux de remplissage des barrages. Le spectre de la soif pointe dans certaines régions du pays et l'inquiétude grandit quant à l'avenir de la campagne agricole. Dans cette interview, l'expert en eau, Mohammed Salah Glaied, analyse la situation et livre ses recommandations pour rationaliser l'usage de l'eau. Interview.
La Tunisie, qui connaît un déficit pluviométrique, est confrontée cette année à un épisode inédit de sécheresse, poussant à bout ses ressources hydriques. Quelles sont les solutions qui doivent être déployées pour prémunir le pays contre l'impact des sécheresses sévères à moyen et long termes ?
Seule l'année 2019 ou plutôt l'année hydrologique (2018-2019) a été pluvieuse où on a enregistré un apport important en eau de surface pour les barrages du nord, de l'extrême nord et du Cap Bon, qui a dépassé 2,5 milliards de m3 d'eau, outre l'amélioration du niveau de plusieurs aquifères et nappes souterraines.
Ainsi, nôtre pays a connu plusieurs années difficiles avec des apports modestes et parfois négligeables devant une demande accrue d'eau potable et d'irrigation, pour satisfaire la desserte en eau potable des grandes villes par la Sonede et 440.000 ha de superficies irriguées.
Les changements climatiques, la mauvaise gestion ou gouvernance du secteur de l'eau vont aggraver la situation et nous allons nous trouver dans des situations difficiles ou même critiques à partir de 2025.
En effet, la Tunisie (selon l'ONU) est, à présent, parmi ou précisément dans le dernier cas de stress hydrique minimal. Elle est parmi les 33 pays du monde les plus sévèrement touchés par le stress hydrique. Dans ce classement déjà inquiétant, elle compte parmi les 10 derniers pays du monde en terme de dotation hydrique.
Depuis le début de l'année 2022 et même avant, le spectre des années sèches nous a bien effrayés, mais nous n'avons pas mis des scénarios et des plans de bonne gestion de nos ressources surtout souterraines ayant l'accès facile aux différents nappes phréatiques et fossiles.
Quelles sont, d'après-vous, les solutions qu'il faudrait explorer pour limiter les dégâts au moment où la pénurie d'eau devient alarmante ?
La situation de crise que nous vivons déjà et qui s'accentue de plus en plus, vu l'augmentation des besoins, la réduction des capacités de stockage et aussi l'incohérence dans la gestion des différentes ressources : eau de surface, souterraine, épurée, minérale, à laquelle les experts ajoutent la vulnérabilité des changements climatiques, nous amènent à nous orienter vers l'innovation et la création dans ce secteur vital, notamment à travers l'instauration ou la création d'un organisme national lié directement au chef du gouvernement qui s'occupe de ce secteur stratégique.
Il s'agit, également, de faire évoluer lentement et sûrement la situation actuelle, œuvrer à faire face aux défis du secteur de l'eau, en commençant par la protection des eaux souterraines contre la surexploitation et la pollution, la sécurisation de l'alimentation en eau potable ( déséquilibre offre-demande), la valorisation économique de l'agriculture irriguée et le développement de la réutilisation des eaux usées traitées, sans oublier la promotion des énergies renouvelables et la maîtrise des états extrêmes du climat : sécheresse et inondation.
Est-ce que ce manque d'eau est uniquement le résultat de l'absence de pluie ou d'une mauvaise gestion de nos ressources en eau ?
La Tunisie, qui dispose de ressources naturelles relativement limitées et évaluées à 4,8 milliards de m3 d'eau par an, dont 4,2 milliards de m3 sont mobilisables, est considérée parmi les pays les plus démunis en eau conventionnelle.
En effet, le ratio volume disponible par habitant et par an est de 450 m3/habitant/an en 1996 et ne sera que de 315 m3/habitant/an à l'horizon 2030.
Le dérèglement climatique et l'augmentation de la demande en eau depuis deux décennies étaient à eux seuls les causes principales de la situation de crise actuelle, sans oublier la mauvaise gestion et la gouvernance mal planifiée.
La gestion de l'abondance, à titre d'exemple, des eaux de surfaces ou des barrages de l'année pluvieuse 2018-2019, a enregistré plusieurs dérives touchant l'agriculture irriguée et surtout les productions de légumes et fruits très consommatrices d'eau.
Le dessalement d'eau de mer constitue, aujourd'hui, la solution pour faire face au stress hydrique que connaît actuellement le pays. Quel est le potentiel de la Tunisie en la matière ?
Les eaux provenant des stations de dessalement des eaux saumâtres (eaux des forages) ou des eaux de mer constituent aujourd'hui une orientation stratégique du secteur. En effet, en 2019, le volume des eaux a atteint 26 millions de m3 pour passer à 180 millions de m3 par an à l'horizon 2030.
Notons qu'actuellement la station de dessalement de Djerba produit 100.000 m3 par jour. La station de Zarat à Gabès est en cours de finalisation ainsi que les deux stations de Sfax et Sousse qui produiront respectivement 100.000 m3 extensibles à 200.000 et 50.000 m3 par jour extensibles à 100.000 m3.
La construction de stations de dessalement pour assurer l'approvisionnement de nombre de régions en eau potable est-elle suffisante pour répondre aux besoins ?
Le dessalement de l'eau (eau de forage saumâtre ou de mer) est l'une des solutions de nos jours, mais pas la seule vu le coût élevé pour produire un m3 d'eau destiné à l'eau potable et qui avoisine trois dinars dont 40% revient à l'énergie. La promotion des énergies renouvelables sera imminente dans les prochaines années vu le déficit énergétique que connaissent notre pays et le monde entier.
De nos jours, nous sommes à 2-5% de productions des énergies renouvelables et nous devons passer à 30% d'ici 2030, cela nécessite des investissements énormes. Ainsi, l'Etat tunisien doit travailler sur ce binôme : eau-énergie pour se sortir de ces crises multiples.
Quels sont les défis qui nous attendent pour gérer cette crise de l'eau ?
La Tunisie affronte, depuis des années, une nouvelle phase critique du développement et de gestion de ses ressources en eau. La raréfaction des ressources renouvelables, la détérioration continue de la qualité des eaux et l'accroissement des coûts de leur mobilisation génèrent des problèmes chroniques qui sont de nature à déclencher des crises politiques et sociales.
Aujourd'hui, les défis majeurs du secteur de l'eau en Tunisie se résument notamment en plusieurs axes dont on peut citer :
- La protection des eaux souterraines contre la surexploitation et l'accès facile en arrêtant surtout le fléau des forages illicites.
- La lutte contre l'érosion et l'envasement des retenues, en déployant de grands efforts d'aménagement et de conservation des eaux et des sols.
- La sécurisation de l'alimentation en eau potable, surtout pendant les pointes de consommation.
- La gestion des extrêmes, sécheresse et inondation.
- La promotion des énergies renouvelables.
- Le développement de la réutilisation des eaux usées traitées tout en assurant une bonne qualité de ces eaux.
- Une bonne gouvernance des ressources en eau au niveau local et régional en impliquant les usagers de l'eau pour une gestion associée et durable.