Il y a 50 ans, le chef indépendantiste bissau-guinéen et capverdien Amilcar Cabral était assassiné à Conakry, alors base arrière de son mouvement, le PAIGC. Immédiatement, le pouvoir guinéen pointe du doigt " l'impérialisme" qui "vient de commettre un des crimes les plus odieux, les plus ignobles sur le sol libre de la République de Guinée ". Mais que sait-on, cinquante ans plus tard, des commanditaires de cette opération ? C'est ce que nous voyons dans le deuxième épisode de cette série.
Mort, complot, trahison. Pendant les années 1960 et 1970, les leaders progressistes ou révolutionnaires africains vivent en fixant sans cesse, au fond du miroir, les fantômes de leur propre insécurité. Lumumba, Um Nyobé, Moumié ont été assassinés. Nkrumah a été renversé. Le Mozambicain Eduardo Mondlane est mort après l'explosion d'un colis piégé.
Le 13 mai 1972, alors que Conakry rend hommage à Kwame Nkrumah - le père de l'indépendance ghanéenne qui vient de mourir dans un hôpital de Bucarest -, Amilcar Cabral prend la parole : " Qu'on ne vienne pas nous affirmer, lance-t-il en français, que Nkrumah est mort d'un cancer de la gorge ou d'autres quelconques maladies. Non, Nkrumah a été tué par le cancer de la trahison que nous devons extirper, dont nous devons extirper les racines en Afrique si nous voulons vraiment liquider définitivement la domination impérialiste sur ce continent. "
Le cancer de la trahison ronge le PAIGC, le mouvement indépendantiste bissau-guinéen, depuis déjà un certain temps. " À partir du milieu des années 1960, écrit l'un des biographes d'Amilcar Cabral, Antonio Tomas, des éléments au sein du parti ont commencé à considérer que Cabral était un problème, comme le prouve le nombre important de complots contre lui. " [1] En 1967, explique cet auteur, un procès condamne à la peine de mort les militants Honório Sanches Vaz et Miguel Embaná, accusés d'avoir cherché à tuer Cabral.
En 1969, un militant surnommé " Jonjon " est arrêté dans le secrétariat alors qu'il s'apprête à faire usage d'une grenade contre le chef indépendantiste. Un an plus tard, une opération nommée "Amilcar Cabral" est envisagée par la police secrètre de l'Estado Novo, le régime du dictateur portugais António de Oliveira Salazar [la PIDE, Polícia internacional e de defesa do estado] en s'appuyant sur un Capverdien appelé " Lachol ", résident à Dakar. " Ces plans étaient pour la plupart marqués par l'amateurisme, écrit Tomas, et n'ont pas inquiété Cabral. "
La menace est pourtant bel et bien là. En mars 1972, Amilcar Cabral établit un mémorandum dans lequel il explique que les Portugais ont réussi à infiltrer le PAIGC afin d'en éliminer les principaux dirigeants. Il détaille même les étapes que ce plan doit suivre : l'infiltration tout d'abord d'agents africains venus de Bissau qui diront vouloir rejoindre la lutte. Certains d'entre eux auront été récemment libérés de prison où ils auront été entraînés par la PIDE aux techniques permettant de déstabiliser l'organisation. Après s'être implantés dans le mouvement, ils travailleront à le diviser, créeront un leadership parallèle qui essaiera de s'imposer. Ils chercheront à miner l'autorité de Cabral pour permettre son départ ou son élimination physique.
Cinquante ans plus tard, les archives de la PIDE et de son successeur, la Direção geral de segurança (DGS, soit Direction générale de sécurité- ndlr) confirment que le PAIGC est bel et bien à l'époque infiltré par des agents liés à Lisbonne. Le journaliste d'investigation José Pédro Castanheira cite des rapports transmis par trois de ces agents aux services portugais et illustre la proximité de l'un d'entre eux avec Cabral [2].
L'enquête-document de Bruno Crimi
Peut-on, pour autant, dire que les services portugais ont organisé les événements de janvier 1973 ? Deux ans après l'assassinat, le journaliste Bruno Crimi a signé, dans les colonnes de Jeune Afrique, l'un des articles les mieux informés (à cette heure encore) sur l'affaire. Bruno Crimi dit avoir pu accéder, après la révolution des œillets d'avril 1974, " à certains documents jalousement gardés dans les archives de la PIDE-DGS, rue Antonio Maria Cardoso, dans la capitale ". Il décrit de manière très précise, en citant des noms et des dates, le rôle joué par la police politique portugaise dans la mort de Cabral. Son récit, que RFI n'a pu confirmer à l'aide de nouvelles sources, est d'une telle précision qu'il mérite d'être résumé.
Selon Crimi, le sort de Cabral est scellé début 1972. Le Premier ministre portugais Marcelo Caetano a besoin d'un coup d'éclat pour contrebalancer les victoires des indépendantistes dans les colonies portugaises en Afrique. Il fait appel aux services. Un homme, explique Bruno Crimi, est placé au cœur de l'affaire : Barbieri Cardoso, qui après avoir été vice-directeur de la PIDE en est devenu au milieu des années 1960 le chef des renseignements pour les " territoires d'outre-mer ". C'est lui qui avait déjà organisé l'enlèvement puis l'assassinat du général Humberto Delgado, opposant au régime de Salazar. L'affaire Cabral lui a été confiée. Il travaille sur le dossier avec un proche collaborateur, Ernesto Lopes Ramos. Il s'agit de réussir à enlever Amilcar Cabral et Aristides Pereira. Il faudra exploiter le clivage qui existe au sein du PAIGC entre Capverdiens et Guinéens du continent.
" Barbieri Cardoso, écrit Crimi, se rend à plusieurs reprises à Bissau. Il confère avec Spinola [général Antonio de Spinola, gouverneur militaire de Guinée Bissau - ndlr] qui, bien qu'au courant de l'affaire, ne veut pas en être le responsable direct. Le gouverneur confie l'opération à l'un de ses hommes de confiance, le commandant Mario Firmino Miguel, responsable à l'époque du COE (Centro de operações especiais). (... ) Dans les mois précédant l'assassinat, le commandant Firmino Miguel a mis à la disposition de la police politique plusieurs hommes - des Africains - dont le but est de s'infiltrer dans les rangs du PAIGC. " À Conakry, l'homme de confiance du commandant s'appelle... Inocencio Kani.
Les détails de l'opération, poursuit Crimi, sont fixés fin 1972. " Des vedettes du PAIGC quitteront Conakry, emmenant Cabral et Pereira ligotés pour les remettre aux Portugais ". Une unité navale portugaise couvrira leur retraite. Une première date est fixée au 15 janvier. Puis l'opération est reportée au 20. " Tard dans l'après-midi du 20, dans le port de Bissau, un navire portugais lève l'ancre. Il est commandé par un officier, Marcelino d'Amata [vraisemblablement Marcelino da Mata - ndlr], qui garde le contact radio avec Inocencio Kani, à Ratoma. "
Comme on sait désormais, Cabral est assassiné, seul Pereira est embarqué à bord des deux vedettes du PAIGC qui quittent le port de Conakry. " Inocencio Kani, qui en a pris le commandement, demande par radio des instructions à Marcelino d'Amata, lequel est en contact avec Bissau. Toujours par radio, partent de Bissau des ordres destinés au navire de couverture portugais et aux deux vedettes du PAIGC qui, elles-mêmes, les communiquent aux hommes restés à Ratoma. " Bruno Crimi décrit un tel nombre d'interactions entre le pouvoir colonial de Bissau et les conspirateurs que sa version laisse peu d'ambiguïté sur qui sont les principaux architectes de l'opération. Depuis 50 ans, les spécialistes débattent cependant du rôle de la PIDE-DGS dans cet assassinat.
Il y a ceux, comme le chercheur Patrick Chabal, qui valident ce récit. " L'assassinat de Cabral, estime-t-il dans son ouvrage sur le chef révolutionnaire[3], est le résultat d'une opération initiée par la police secrète, la PIDE-DGS, en 1971-1972, comme Bruno Crimi, un journaliste d'investigation l'a montré dans son article de 1975. " D'autres, comme Antonio Tomas, soutiennent la thèse de tensions au sein même du PAIGC qui auraient dégénéré et minimisent les liens entre les conspirateurs et la police politique portugaise : " Plus que la PIDE, écrit-il, ce qui a fini par relier les comploteurs est le fait qu'ils avaient des problèmes avec le parti. Cabral avait raison de croire que la trahison était toujours motivée par l'accumulation d'erreurs. "[4]
L'historien bissau-guinéen Julião Soares Sousa appelle de son côté à envisager des connexions plus larges. Il estime que dans les années 1960 et 1970 il y avait un terreau fertile pour un complot à l'échelle internationale. Les intérêts de plusieurs services secrets de différents pays ont pu converger autour d'objectifs communs, comme l'anéantissement de Cabral ou encore le renversement du régime de Conakry. D'après lui " ce serait une erreur méthodologique de dissocier le 20 janvier 1973 [le meurtre de Cabral] de l'ancien projet de renverser Sékou Touré [5]".
Ces deux cibles distinctes mobilisaient " certains pays (Sénégal, Côte d'Ivoire, Libéria, République fédérale d'Allemagne, Afrique du Sud, Portugal et France au sommet) et des organisations secrètes telles que la SDECE française, le "Dragon marin" [service d'espionnage portugais - ndlr], les PIDE/DGSet Aginter Press [agence de presse sous-traitant des opérations de renseignement, d'entraînement militaire et de mercenariat dans le monde entier pour des régimes autoritaires de droite - ndlr] également installée au Portugal depuis le milieu de la décennie de 1960".
En plus de cela, explique-t-il, nous étions en présence également de " plusieurs groupes d'exilés de l'opposition au régime de Sékou Touré, notamment à Paris, Lisbonne, Bissau, Dakar, Abidjan et Genève ". Ce réseau ne saurait être complet sans " les mouvements ou les groupes d'opposants au PAIGC et au leadership de Amílcar Cabral (le PAIG, fondé à Conakry en 1972 et le FULGB qui surgit en novembre 1972) ".
Une implication guinéenne ?
Dans cette recherche des responsabilités, il faut aussi intégrer ceux qui ont encouragé, soutenu ou simplement laissé se dérouler le projet d'élimination. Différents spécialistes s'interrogent sur le jeu du maître de Conakry et de certains cadres guinéens. L'étoile montante de Cabral commençait-elle à gêner Sékou ? Son ascension risquait-elle de contrarier le projet de grande Guinée auquel le président guinéen était attaché ?
Des témoignages troublants ont été rassemblés par le journaliste d'investigation José Pédro Castanheira, auteur d'une longue et très méthodique enquête sur " Qui a fait tuer Amilcar Cabral ". Alcides Evora " Batcha ", un membre du PAIGC qui sert d'interprète lorsque les conspirateurs sont interrogés, se souvient de cette scène : " À un certain moment, un des assassins a dit que certains hauts responsables du gouvernement de la République de Guinée étaient au courant du complot. Le commissaire qui dirigeait les travaux a essayé de donner le change "Ah ! Tu dis des mensonges, on va à la cabine [le nom donné à la salle de torture sous le régime de Sékou Touré - ndlr] te rafraîchir la mémoire". " Au retour, la version a changé.
Le demi-frère d'Amilcar Cabral, Luis, se souvient pour sa part de la confession de l'un des conspirateurs, Aristides Barbosa : "Il a parlé d'éléments de l'administration de la République de Guinée qui avaient été présents à plusieurs réunions conspiratrices à Conakry. " Interrogée par RFI, Ana Maria Cabral, la veuve d'Amilcar, redit sa conviction qu'Ahmed Sékou Touré n'a joué aucun rôle dans la mort de son mari : "Sékou Touré, je n'y crois pas. Mais il est fort possible qu'il y ait eu derrière quelques responsables de Guinée-Conakry. "
Quel que soit le rôle joué par Sékou ou son entourage dans le complot, le premier responsable guinéen entend peser sur l'organisation de la lutte du PAIGC après la mort de Cabral. Le ton est donné dès ses premières prises de parole après l'assassinat. Une étude secrète de l'armée en Guinée portugaise, citée par Castanheira, pointe par ailleurs en octobre 1973 " l'influence décisive du leader guinéen sur la politique intérieure de ce parti après la mort d'Amilcar Cabral. "
Le scénario qui s'est déroulé dans la soirée du 20 janvier 1973 et qui a conduit à la mort de Cabral a-t-il superposé plusieurs ambitions, plusieurs projets ? José Pédro Castanheira décide en tout cas de laisser plusieurs options ouvertes et envisage leur connexion : lutte entre Capverdiens et Guinéens au sein du PAIGC, projets de la PIDE, mais aussi des militaires portugais, jeu trouble de l'entourage de Sékou Touré. " Dans la nuit du 20 janvier 1973, écrit-il, plusieurs de ces quatre "volontés" ont convergé. Tel est le plus probable. Consciemment ou non, elles auront profité les unes des autres, tissant des complicités tacites et des alliances bâtardes pour atteindre le même but : écarter de la scène l'ennemi commun. "