Quel est l'héritage de Thomas Sankara, père de la révolution burkinabè, pour la jeunesse d'aujourd'hui au Burkina Faso, mais aussi en France ou ailleurs ? Dans son premier documentaire, Yohan Malka, né en 1983 à Créteil (région parisienne), interroge des artistes et des militants d'aujourd'hui, mais aussi les acteurs et les archives de l'époque. Entretien au Festival international du film documentaire à Biarritz (Fipadoc).
RFI: Thomas Sankara est une légende. Quelle était pour vous l'urgence, mais aussi votre légitimité de faire un documentaire sur cette icône africaine?
Yohan Malka: C'est une légende, mais une légende méconnue. C'est un paradoxe : il est très connu, notamment en Afrique francophone et globalement en Afrique, mais je ne suis pas persuadé qu'il soit réellement connu de toute la jeunesse française. Notre ambition était de raconter son histoire pour tous ceux qui ne la connaissaient pas. Et en avançant sur l'enquête et à partir de la phase de diffusion du film, on s'est rendu compte que les gens ne connaissaient pas Thomas Sankara.
Moi, je suis venu à Sankara par ses écrits, mais aussi par le rap. Beaucoup de rappeurs parlent de Thomas Sankara. Même sur les réseaux sociaux, son nom revenait souvent. Il y avait cette sorte de " fame " autour de lui. Notre urgence, c'était que son nom soit gravé [dans la mémoire collective] et qu'on puisse raconter Sankara à toutes les générations et surtout aux plus jeunes.
Quel est l'aspect inédit de votre documentaire?
Pour moi, le côté inédit, c'est quand je parle de l'héritage. Il y a tous ces personnages entre 20 et 25 ans qui s'expriment dans le documentaire : un rappeur, des artistes de rue, des étudiants, des militants politiques, la jeune génération... Ce sont des gens qui n'ont pas connu Sankara vivant et on se rend compte à quelle mesure ils ont habité par la figure de Thomas Sankara. L'un des rappeurs français, Yali Sankara, il a carrément pris le nom de Sankara. Quand il a décidé de se lancer dans sa carrière, le nom Sankara lui semblait le plus logique. C'était une sorte d'appel.
Ou à Ouagadougou, toutes ces collectives de grapheurs qui continuent jusqu'à aujourd'hui à peindre la tête de Thomas Sankara sur les murs de Ouaga... Ce qui me semblait surprenant et inédit, ce ne sont pas forcément les archives. Je connaissais les archives, il y a des millions de vues sur YouTube de ses grands discours. Nous, on a compilé, monté, fait le tri, notamment avec les gens de la RTB (Radiodiffusion-télévision du Burkina) qui nous ont beaucoup aidés. Mais pour moi, le côté inédit, c'est ce que représente Thomas Sankara en 2022 et en 2023.
Lors de votre rencontre avec la jeunesse, qu'est-ce qui vous a frappé le plus?
C'est la puissance de son message. La manière dont le message de Thomas Sankara impactait et impacte encore les jeunes. C'est une théorie parmi d'autres, mais peut-être c'est parce qu'on est en manque de figures politiques exemplaires, en Afrique, au Burkina Faso, mais aussi en France. Sankara, à son époque, il a eu ce rôle de révolutionnaire, mais il a surtout représenté un idéal politique pour toute une génération. Peut-être y a-t-il une forme de romantisme qui s'est installée autour de Thomas Sankara, mais quand on a aujourd'hui 20 ans et on porte des t-shirts " Thomas Sankara ", comme on pouvait porter des t-shirts " Che Guevara ", c'est parce qu'on est en manque de figures politiques. On a besoin de se rattacher à cette figure historique, qu'on soit issu de la diaspora africaine comme moi, ou pas. Il y a un message très universel chez Sankara. Il s'adresse à tous.
Les images d'archives montrent une population enthousiasmée par les idées de Sankara, un peuple qui fait bloc derrière son président. Après l'assassinat de Thomas Sankara en octobre 1987, comment expliquez-vous que les Burkinabè ont mis 27 ans pour se débarrasser de l'assassin présumé, Blaise Compaoré [condamné en avril 2022 par contumace à la prison à perpétuité pour sa participation à l'assassinat de Sankara], l'ancien ami de Sankara et président du Burkina Faso de 1987 jusqu'à l'insurrection populaire en 2014?
Les historiens racontent que, une fois Thomas Sankara mort et enterré, on a tout fait pour effacer sa mémoire. Les gens ne sont pas ressortis dans la rue pour réclamer justice. Cela a pris des dizaines d'années pour que sa figure soit à nouveau imposée : avec le mémorial Thomas Sankara, la révolution de 2014... Sa mémoire a été effacée par Blaise Compaoré et le pouvoir burkinabè de l'époque pendant plus que deux décennies. D'où ma surprise aussi de voir que ce film aujourd'hui fait partie d'un processus de réhabilitation, comme le procès et la condamnation de Blaise Compaoré. Et ce travail de réhabilitation de Sankara, il est juste en train de s'achever.
Sankara était un avant-gardiste dans de nombreux domaines : l'anti-impérialisme, le féminisme, l'écologie, le partage des richesses... Et vous soulignez dans votre documentaire l'efficacité de ses discours, son côté " pop " et l'utilisation de véritables " punchlines ". Aujourd'hui, ses mots et son portrait se trouvent un peu partout. Voyez-vous un risque que l'héritage Sankara se transforme en marketing politique?
Il y a forcément un marketing, une récupération de la figure de Tomas Sankara. Je ne sais pas si lui-même serait aujourd'hui heureux de ce qu'on fait de son image. Ça, c'est la partie marketing, mais la partie politique et révolutionnaire de son message est entretenue par des mouvements comme " Le Balai citoyen " au Burkina, " Y'en a marre " au Sénégal... Et c'est à la figure de Sankara que des mouvements politiques tentent de se rattacher. Le mouvement sankariste existe encore, elle est réelle, elle est légitime. En Afrique, on a encore besoin d'exemplarité politique et tout ce que Sankara a pu faire, notamment au début de son mandat, l'écologie, l'anti-corruption, le féminisme, cela inspire les jeunes générations et peut-être aussi des générations de jeunes militants qui, peut-être, demain, voudront s'engager dans la politique.
On parle de ses héritiers. Sibilla Ouedraogo, une jeune militante au Burkina, est féministe, intervient dans les universités, se revendique sankariste. Elle a tout lu, tout vu, et pourtant, elle n'a que 24 ans. Il y a cette transmission, cet héritage, et c'est ça qui est intéressant à raconter.
Le documentaire s'arrête avant les deux coups d'État qui ont eu lieu en 2022. Après avoir réalisé ce documentaire sur l'héritage de Sankara, pour vous, ces deux coups d'État s'inscrivent-ils dans l'héritage de Thomas Sankara?
Pour moi, il y a un héritage historique, parce que c'est le énième coup d'État au Burkina Faso et je pense qu'il y a une lassitude dans la population qui s'installe, parce que les militaires ressaisissent le pouvoir. On voit qu'il y a des figures politiques actuelles qui veulent même se grimer en Sankara, avec le béret rouge, la tenue militaire, mais n'est pas Sankara qui veut... Aujourd'hui, le Burkina Faso est dans une situation politique réellement dramatique, avec des attaques, avec une insécurité et un vide politique qui ferait beaucoup de mal à Thomas Sankara. Donc, aujourd'hui, il est difficile à trouver un héritier de Thomas Sankara.
Les images d'archives montrent un Thomas Sankara très fier et soucieux de l'indépendance du Burkina Faso, fortement décidé de se libérer des impérialistes et colonialistes. Aujourd'hui, Ibrahim Traoré, l'actuel président de la transition burkinabè, vient de demander le retrait des troupes françaises du Burkina Faso. Voyez-vous dans cette décision un héritage de Sankara?
Je pense que l'héritage Sankara est cette défiance envers la France et envers la Françafrique. Certains vous diront que la Françafrique est terminée, d'autres vous diront qu'elle continue. Dans ce processus d'expulsion de l'armée française, il y a une part d'héritage et de message de Thomas Sankara. Le peuple burkinabè veut reprendre son indépendance et son autonomie sur tous les plans : commerciaux, culturels, mais aussi militaires. Effectivement, il y a un parallèle historique qu'on peut retrouver. Mais, attention, il s'est passé beaucoup de choses entretemps. Je ne ferai pas ce jeu de comparer le début des années 1980, les quatre ans de mandat présidentiel de Sankara, avec la situation et le chaos politique qui s'est aujourd'hui installé dans son pays. Les situations sont quand même très différentes et très complexes.
C'est un film français, réalisé par un Français, qui questionne, entre autres, des jeunes Français noirs. À qui s'adresse votre film?
Le point de départ du documentaire, c'est le voyage que nous avons fait à Ouagadougou. Nous sommes allés à la rencontre d'une partie de la jeunesse militante, artistique, du Burkina Faso. Puis, nous avons fait le lien avec cette jeunesse française, souvent issue de l'immigration, souvent issue de la diaspora africaine. Et nous avons voulu lier ces deux jeunesses. Quand elles évoquent l'héritage de Thomas Sankara, elles se croisent, elles s'échangent - parfois à travers le rire, parfois à travers des choses plus compliquées.
Quant à cette jeunesse française issue de l'immigration... Moi aussi, je suis issu de l'immigration, de l'immigration marocaine, et je sais, parfois, que ne pas avoir de figures historiques auxquelles se rattacher peut créer un vide identitaire. Et avec Thomas Sankara, nous avons une figure historique africaine, dont on nous a peu ou pas du tout parlé à l'école française. Et il y a ces jeunes ou moins jeunes qui essaient de se réapproprier cette figure : en lisant des livres, en écoutant de la musique, en regardant des discours sur YouTube. C'est important de savoir d'où l'on vient, de savoir que cela a existé. Il n'y a pas eu que Martin Luther King ou Malcolm X aux États-Unis, il y a eu, en Afrique, aussi de grands représentants politiques. Et c'est bien de les raconter.
Après l'insurrection populaire de 2014, le Fespaco avait présenté en 2015 le documentaire Capitaine Thomas Sankara, réalisé par le cinéaste suisse Christophe Cupelin, et un remarquable court métrage du Franco-Burkinabè Cédric Ido, Twaaga, évoquant un Spiderman burkinabè qui nous plonge dans l'époque du régime anti-impérialiste de Sankara. Plus tard, d'autres réalisateurs français ont fait des documentaires sur cette icône africaine: Sankara n'est pas mort, en 2020, par Lucie Viver, et Les Orphelins de Sankara, de Géraldine Berger, également en 2020. À votre avis, pourquoi, jusqu'à aujourd'hui, il n'y a pas de grand documentaire burkinabè sur ce héros national du Burkina Faso?
Il y a clairement un problème de moyens. Il faut donner des moyens de production aux réalisateurs burkinabè pour qu'ils puissent raconter cette histoire. Après, ce qu'on m'a dit au Burkina Faso, en échangeant avec le fixeur, les journalistes, l'équipe du tournage, les gens rencontrés notamment à Ouaga, c'est peut-être plus simple que ce film soit fait par quelqu'un d'extérieur à cette problématique. Nous sommes Français, on arrive, on essaie de discuter avec les gens et raconter cette histoire. Nous avons peut-être un regard plus innocent sur l'histoire de Thomas Sankara, là, où au Burkina Faso, cela reste une légende, très lourde à porter... Est-ce que, au Burkina Faso, un réalisateur a envie de faire ce documentaire ? Je n'en suis pas sûr.