Même si, comme certains le préconisent, un tribunal international était créé pour juger le crime d'agression de la Russie en Ukraine, il ne parviendrait probablement pas à mettre en détention le président Vladimir Poutine et ses principaux collaborateurs dans un avenir proche, voire jamais. Cela a soulevé la possibilité controversée de tenir des procès par contumace (en l'absence des accusés). Quels sont les précédents et quels en seraient les avantages et les inconvénients ?
La possibilité d'un "Nuremberg pour l'Ukraine" a fait l'objet de nombreux débats récemment. Le Tribunal militaire international (1945-46) mis en place par les Alliés victorieux à Nuremberg, en Allemagne, après la Seconde Guerre mondiale, est à ce jour le seul tribunal international à avoir jugé du crime d'agression (appelé "crime contre la paix" à Nuremberg). Il a jugé une personne, le secrétaire du parti nazi Martin Bormann, en son absence et l'a condamné à mort (on le croyait en fuite, mais il était en fait déjà mort). Toutefois, les normes du droit pénal international ont évolué et, depuis lors, le seul tribunal international ayant pu organiser des procès par contumace est le Tribunal spécial pour le Liban (TSL), qui a coûté beaucoup d'argent pour une "justice de second choix".
"Quand j'ai su que ce tribunal était en réflexion, j'ai en effet fait passer des messages, écrit des tribunes avec d'autres juristes pour dire qu'il serait temps d'instaurer des procédures par défaut non seulement dans ce tribunal, mais également à la Cour pénale internationale (CPI)", raconte l'avocat français François Roux, qui a dirigé le bureau de la défense au TSL et a également été avocat de la défense dans d'autres tribunaux pénaux internationaux. Tout en soulignant que les procès par contumace ne sont pas "la meilleure solution", il estime qu'ils sont importants pour les victimes et "mieux que de ne rien faire".
Mais Sarah Bafadhel, avocate en droit pénal international attachée au cabinet 9BR Chambers au Royaume-Uni, n'est pas emballée par cette idée. "Si l'idée est d'arrêter le conflit [ukrainien] ou de mettre les auteurs derrière les barreaux, il est évident que les procès par contumace ne vont pas aider", explique-t-elle à Justice Info. "Si l'idée est que les victimes soient entendues, de recueillir les preuves, alors on se demande si d'autres modalités ne sont pas plus utiles, en particulier si on essaie d'avancer sur des pourparlers de paix. Je pense qu'avoir un tribunal qui juge un chef d'État en exercice ne va pas aider les pourparlers de paix."
Récit historique et voix pour les victimes
"Les principaux auteurs de crimes internationaux sont très souvent protégés, et beaucoup de ces crimes sont des crimes d'État au départ", explique Robert Roth, professeur honoraire de droit pénal international à l'Université de Genève et ancien juge au TSL, avant sa démission en septembre 2013. "Les agents de l'État qui commettent des crimes d'État sont des personnes qui sont protégées par l'État, surtout lorsqu'elles sont poursuivies."
Cela pourrait être une raison pour organiser des procès "in-absentia", dit-il à Justice Info. Le raisonnement peut s'appliquer à la Russie, mais c'était aussi une des raisons des procès par contumace devant le TSL, créé en 2009 pour poursuivre les responsables de l'attentat à la bombe qui a tué l'ancien président libanais Rafik Hariri, en 2005. La Syrie était soupçonnée d'être à l'origine de l'attentat et la dictature du président syrien Bachar Al-Assad semblait solidement établie à l'époque, avant la guerre en Syrie. On s'attendait donc à ce que le tribunal ne mette pas la main sur les principaux responsables de l'attentat, explique Roth. Cela a bien été le cas. Le tribunal n'a même pas réussi à les inculper et a fini par condamner une poignée d'agents du Hezbollah libanais, tous par contumace. Il a également fallu plus de dix ans.
Mais si le TSL était imparfait, Roth estime que les exercices par contumace présentent certains avantages. "C'est un peu comme le verre qui est à moitié plein ou à moitié vide", dit-il. "A moitié vide, il n'y a pas d'accusé devant le tribunal et personne ne purgera de peine. Mais si vous concédez que le verre est à moitié plein, vous avez au moins une évaluation judiciaire de ce qui s'est passé, ce qui est important pour l'histoire et pour les victimes."
Roux convient de l'importance pour les victimes. "Les meilleurs témoins de l'intérêt du procès par défaut, ce sont les victimes libanaises qui, pour la première fois dans l'histoire de la justice pénale internationale depuis Nuremberg, ont pu avoir accès à un juge, même si aucun accusé n'avait été arrêté", dit-il.
Bafadhel pense, elle, que d'autres mécanismes pourraient être plus appropriés. Elle cite, par exemple, les commissions vérité telles que celle qui a existé en Afrique du Sud, où une procédure (l'article 61 dit de "procédure en cas de non-exécution d'un mandat d'arrêt") du statut du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), qui - bien que le tribunal n'autorisait pas les procès in-absentia - permet aux preuves et aux victimes d'être entendues par la cour avant l'arrestation de l'accusé. Elle a été utilisée dans les cas de l'ancien dirigeant des Serbes de Bosnie Radovan Karadzic et du chef militaire des Serbes de Bosnie Ratko Mladic, qui n'ont été arrêtés que plus tard. Ces audiences avaient été beaucoup plus courtes - du 27 juin au 8 juillet 1996 - que les procès intégraux, extrêmement coûteux qui se sont tenus au TSL pendant des années.
Questions de légitimité
Bafadhel craint également que les procès par contumace ne sapent encore plus la légitimité d'un tribunal spécial pour la Russie, en alimentant le discours russe d'un "tribunal fantoche". "Avec l'idée qu'un certain nombre d'États puissent établir un tribunal pour cibler un autre État, vous remettez en question la légitimité de ce processus, et je pense que les procès in-absentia vont nécessairement y porter atteinte", dit-elle, "parce que lorsqu'on pense aux procès par contumace, il y a une notion d'injustice, avec un procès pénal où l'accusé n'est pas présent".
Roth partage ses inquiétudes quant à la légitimité d'un tel tribunal. "Sans le soutien des grands États, ce serait comme les souris contre les éléphants", dit-il. "Qui seraient les souris ? La plus grosse serait probablement l'Allemagne, si elle était d'accord. Sinon, l'Ukraine, la Pologne, les États baltes, peut-être la Suisse et les pays scandinaves. Peut-être que certains pays africains les rejoindraient, mais ce n'est pas certain. Et c'est tout."
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s'y est déclarée favorable, en novembre dernier. Le 19 janvier, le Parlement européen a voté une résolution appelant à la création d'un tel tribunal. "Les députés européens demandent instamment à l'UE, en étroite coopération avec l'Ukraine et la communauté internationale, de faire pression pour la création d'un tribunal international spécial chargé de poursuivre les dirigeants politiques et militaires de la Russie et ses alliés", a déclaré le Parlement européen. Un projet de résolution circulerait également aux Nations unies, pour être porté devant l'Assemblée générale. Si l'idée devait être soumise à l'organe suprême de l'Onu, le Conseil de sécurité, elle se heurterait presque certainement au veto de la Russie et de la Chine.
Le droit théorique à un nouveau procès
Les experts rappellent que, selon le droit pénal international, les personnes condamnées par contumace ont le droit de demander un nouveau procès si elles se rendent plus tard ou si elles sont arrêtées. Les procès par contumace ne sont-ils donc pas un grand gaspillage d'argent ? Non, dit Roux, et oui, dit Bafadhel. En outre, celle-ci précise que dans le cas du TSL, où elle a également été avocate de la défense, ce droit n'est que théorique. "Le TSL est maintenant largement fermé", souligne-t-elle. "Il n'est plus qu'une sorte de coquille résiduelle. Si un accusé se présentait aujourd'hui, il n'y a pas d'argent pour organiser un nouveau procès et il ne serait pas possible d'organiser un nouveau procès au Liban en raison de la manière dont les règles ont été établies." Elle rappelle que les tribunaux internationaux sont coûteux et ont souvent des problèmes de budget. "Si vous gaspillez cet argent avec un procès initial par contumace, vous serez ensuite à court d'argent pour tout nouveau procès", prévient-elle.
Reprendre le statut du TSL et améliorer ses faiblesses
Roux partage les préoccupations sur les faiblesses du TSL, notamment le temps qu'il a fallu pour conclure son exercice in-absentia. "Les procès auraient dû prendre quelques mois, mais ils ont pris des années", reconnaît-il. "L'idée des procès par contumace devrait être des procès rapides qui donnent une voix aux victimes, permettent aux procureurs de présenter des preuves et aux juges de se faire une opinion. Cela peut être fait en quelques mois et cela ne coûte pas beaucoup d'argent." Selon lui, la lenteur des tribunaux pénaux internationaux est "scandaleuse" et doit être combattue.
Bafadhel souligne qu'au TSL, "parce qu'il n'y avait pas d'accusé en prison, il n'y avait aucune sorte de pression pour faire les choses parce qu'il n'y avait aucune urgence ou possibilité qu'une personne soit libérée. Je pense que cela a donné aux gens trop de confort, avec des débats vraiment longs et académiques devant la cour." Roux reste pourtant convaincu que le statut du TSL pourrait servir de modèle à l'avenir. "Mon conseil serait de prendre le statut du Tribunal pour le Liban, et son règlement de procédure et de preuve. Ils sont tous deux très bons, ça ne sert à rien de tout réécrire. Mais si jamais nous créons un autre tribunal international avec ce genre de mandat, nous devons corriger les imperfections du TSL."