Professeur titulaire, Agrégé d'économie à la Faculté des sciences économiques et de gestion (Faseg) de l'Ucad, Abou Kane analyse la situation actuelle de l'économie sénégalaise. Son avis est tranché, les fondamentaux de notre économie ne sont pas ébranlés puisque le taux de croissance prévu pour 2022 est de 4,8% après 5% en 2021. Dans l'entretien qu'il a accordé au Journal de l'économie sénégalaise (Lejecos), Pr. Kane revient sur les goulots d'étranglement de notre économie, le rôle du Pap2a, et du secteur privé.
Abou KANE Agrégé d'économie à la Faculté des sciences économiques et de gestion (Faseg) de l'Ucad
Professeur, vous êtes spécialisé en économie du développement et en microéconomie appliquée, mais vous travaillez aussi sur des questions macroéconomiques. Quelle appréciation faites-vous de la situation actuelle de l'économie sénégalaise ? Se porte-t-elle bien ?
Ce que l'on peut retenir à ce propos c'est que les fondamentaux ne sont pas ébranlés, puisque le taux de croissance prévu pour 2022 est de 4,8%, après 5% en 2021. Même en 2020, en pleine pandémie de Covid-19, pendant que la plupart des pays enregistraient une récession, le Sénégal a connu un taux de croissance de 1,3%. Toutefois, l'économie sénégalaise connaît actuellement des dérèglements liés à la conjoncture internationale défavorable marquée par la guerre russo-ukrainienne qui a éclaté au moment où notre pays mettait en œuvre son plan de relance post-covid. Ces dérèglements se sont traduits par un déficit budgétaire qui tourne autour de 6% du Pib, un taux d'endettement qui avoisine 70% du Pib et au taux d'inflation de plus de 7% en moyenne sur l'année 2022. Il s'y ajoute que, les mesures prises par l'Etat pour soutenir le pouvoir d'achat des ménages ont réduit les marges de manœuvres budgétaires, exposant le pays à des risques plus élevés de surendettement.
Quels sont les goulots d'étranglement identifiés pour l'économie sénégalaise ? Selon vous, quels sont les réformes et ajustements nécessaires pour atteindre les objectifs stratégiques fixés dans le Pse et le Pap2A ?
Le principal goulot d'étranglement est la faiblesse du tissu industriel qui est à l'origine de la forte dépendance de notre pays aux importations pour des produits de consommation courante. D'ailleurs, le manque de compétitivité de nos entreprises pour assurer l'approvisionnement correct en certains produits de base comme le riz, le sucre et le lait nous maintient dans un cercle vicieux de la dépendance.
L'autre goulot d'étranglement lié au premier est la faible productivité de la main d'œuvre résultant du déficit en termes de qualification.
Le Plan d'actions prioritaires ajusté et accéléré (Pap 2A) devait permettre une meilleure implication du secteur privé dans les différents projets du Pse et assurer la souveraineté alimentaire, la souveraineté sanitaire et pharmaceutique, ainsi que la digitalisation de l'économie sénégalaise, entre autres. Le problème c'est qu'au moment où on élaborait ce Pap2A, il n'y avait pas suffisamment de visibilité sur l'évolution de la pandémie pour que les hypothèses de départ soient vraiment pertinentes.
En ce qui concerne les ajustements, dans le Pap2A les priorités ont été bien identifiés à mon avis, mais il est nécessaire de revoir les hypothèses qui sont à la base des projections concernant les taux de croissance, de déficit budgétaire, d'endettement et d'inflation surtout pour 2023, qui est la dernière année du quinquennat 2019-2023 concernée par ce plan d'actions prioritaires.
Dans le cadre de vos publications, vous avez abordé beaucoup de problématiques notamment l'économie informelle, l'entrepreneuriat, l'emploi, l'éducation et la formation. Dans le cadre de l'économie informelle n'avez-vous pas l'impression que ce secteur est toujours laissé à lui-même en termes de politiques publiques et d'accompagnement ?
L'inefficacité apparente de l'accompagnement du secteur informel au Sénégal est liée au fait qu'on essaie de le formaliser, alors qu'on doit le développer sachant que la mutation naturelle d'une activité rentable est la formalisation. Autrement dit, la formalisation n'est pas seulement un problème de papiers, mais c'est plus profond que cela ; c'est d'abord un problème d'échelle de production et de rentabilité. Même si on accompagne des acteurs de l'informel pour avoir tous les documents possibles, alors que la productivité reste faible, ils resteront informels malgré tout.
La concentration sur des problèmes de papiers juridiques renforce la méfiance des acteurs de l'informel en les confortant que tout l'intérêt que l'Etat manifeste à leur égard ne se justifie que par des objectifs d'élargissement de l'assiette fiscale et de mobilisation de recettes fiscales supplémentaires.
Professeur, pensez-vous que le secteur privé sénégalais peut être un levier de croissance et de développement, au regard des nombreuses contraintes qui pèse sur celui -ci (difficultés d'accès aux marchés et au financement, insuffisance des incitations de l'environnement des affaires, déficit d'accompagnement de l'Etat, etc) ? Est-il en mesure d'absorber tous ces jeunes qui arrivent sur le marché de l'emploi ?
La faiblesse du secteur privé sénégalais n'est un secret pour personne. L'enquête sur l'état des lieux de l'industrie sénégalaise conduite en 2016 a révélé que 51% des industries sénégalaises ont demandé un financement pour faire face à des besoins de trésorerie (ce qui veut dire qu'elles ne sont pas solides) et 54,5% des chefs d'entreprise ont évoqué le manque de fonds propres comme contrainte importante. En outre, plus de 75% du tissu industriel est composé d'unités n'ayant pas un savoir-faire reconnu à l'international (donc faibles). Parmi les principales contraintes identifiées, l'insuffisance de la demande figure en bonne place.
Il y a aussi la faiblesse des crédits à l'économie qui tournent autour de 30% seulement du Pib, là où le Maroc et la Tunisie ont des taux de 60%.
Le problème du chômage des jeunes ne peut pas être résorbé par le secteur privé dans son état actuel. En plus du dispositif d'accompagnement (Der, 3Fpt, Adepme) qui existe déjà, il y a lieu de renforcer les projets d'incubateurs d'entreprises par des moyens de l'Etat pour desserrer l'étau sur les petits entrepreneurs, qui ont des difficultés à acquérir l'équipement et le cadre nécessaires à la concrétisation de leurs idées. Ces expériences doivent être renforcées par des financements conséquents en partenariat public-privé.
Récemment vous avez appelé la Banque centrale à la prudence qui dans sa lutte contre l'inflation à augmenter ses taux d'intérêt à 2,5%, comme c'est le cas pour de nombreuses banques centrales du monde. Votre proposition n'est-elle pas en contradiction avec les objectifs visés par la politique monétaire ? En quoi votre contribution pour une politique d'assouplissement quantitatif pourrait être bénéfique à nos économies en développement ?
La politique d'assouplissement quantitatif consiste, pour une banque centrale, à racheter massivement de la dette publique ou d'autres actifs financiers pour injecter des liquidités dans l'économie. C'est ce qui a été fait dans les pays développés pendant la période de Covid. L'intérêt de cette politique est qu'elle booste l'investissement et permet aux entreprises et aux ménages d'accéder facilement à des crédits pour financer leurs investissements. Il est vrai que ce type de politique peut être inflationniste et cela a été le cas en Europe notamment.
Pour le cas des pays de l'Uemoa, donc du Sénégal, l'inflation notée n'est pas une inflation par la demande mais une inflation importée. Par conséquent, si la Bceao augmente ses taux directeurs, elle rend l'accès au financement plus difficile alors que même si elle les baissait (pour rendre le crédit plus accessible), cela n'aurait pas le même effet inflationniste qu'en Europe. En effet, contrairement à la situation en Europe, chez nous la demande est faible et donc, une politique d'assouplissement quantitatif n'aurait pas aggravé l'inflation, mais aurait plutôt soutenu la demande en desserrant l'étau sur les entreprises et les ménages.
On doit garder à l'esprit que c'est la faiblesse de l'Euro par rapport au dollar qui a aggravé l'inflation dans nos pays, puisque nous importons beaucoup et c'est facturé en dollars. Puisque le Franc Cfa est arrimé à l'Euro, nous ressentons négativement ces variations de taux de change euro/dollar directement. Mais en même temps on doit se rappeler que, c'est plus le taux directeur de la Banque centrale européenne (Bce) qui peut influer sur la remontée de l'Euro, que celui de la Bceao. C'est pourquoi l'assouplissement quantitatif n'est pas en contradiction avec les objectifs de politique monétaire si l'on place cette politique dans son contexte.