Tunisie: Réformes structurelles | Abdelkader Boudriga, analyste financier et président du Cercle Tunisien de la Finance à La Presse - "Le marché ne confirme pas l'hypothèse du défaut imminent"

15 Février 2023
interview

L'analyste financier, Abdelkader Boudriga, écarte, pour l'heure, la possibilité de saisir le Club de Paris qui sera perçu comme un mauvais signal coûtant très cher à la Tunisie. Selon l'expert, la priorité doit être accordée, aujourd'hui, à l'accélération des réformes qui auront un effet d'entraînement sur l'ensemble de l'économie.

Maintenant que le gouvernement a approuvé la refonte de la loi relative aux entreprises publiques (considéré comme l'élément bloquant de l'accord avec le FMI), peut-on s'attendre, bientôt, au dénouement du dossier tunisien auprès du FMI?

Il s'agit d'un pas important pour que le dossier technique soit recevable au niveau du conseil d'administration. Ce n'est pas encore gagné mais c'est un pas très important. J'ai appelé, à maintes reprises, à l'accélération de l'amendement de la loi 89-9 qui est une conditionnalité de l'accord qui a été signé en octobre 2022. C'est un pas important mais il faut continuer avec les réformes parce qu'au-delà de l'accord avec le FMI, les bailleurs de fonds bilatéraux et nos partenaires nous demandent d'accélérer les réformes et de sortir de cette situation de non-décision dans laquelle la Tunisie est plongée depuis quelques années. Il faut commencer à prendre des décisions et les concrétiser. D'autres décrets ont été, d'ailleurs, approuvés (pas que le 89-9). Il y a le décret 3-89 relatif aux incitations financières dont l'amendement a été suspendu pour longtemps. C'est clair qu'il y a une prise de conscience de la part du gouvernement de la nécessité d'accélérer un peu les réformes et de mettre en œuvre les engagements qui ont été pris, notamment en relation avec le climat des affaires, l'investissement et la fiscalité. C'est de bon augure. Il est important de mettre en place cette dynamique de réformes et de transformation.

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Ce prêt, une fois obtenu, permettra-t-il de combler les besoins de financement du budget de l'Etat pour l'année 2023 ?

Est-ce que l'accord à lui seul suffirait pour permettre à la Tunisie de mobiliser les fonds nécessaires pour combler ses besoins d'emprunts extérieurs. Bien sûr que non, puisque le montant du prêt est de 1,9 milliard de dinars qui seront débloqués par tranches sur trois ans. Cette année, on aura au maximum 2,5 milliards de dinars alors que nos besoins d'emprunts extérieurs s'élèvent à 15 milliards de dinars. C'est clair, ce n'est pas suffisant. Le reste va être mobilisé auprès de nos partenaires sur le bilatéral. Il y a un certain nombre de promesses, mais qui sont conditionnées par l'accord avec le FMI et par également l'accélération des réformes. A en croire les déclarations de nos partenaires, notamment européens et le partenaire américain également, les financements qui seront octroyés sont tous conditionnés par l'accélération des réformes. Cette dynamique de réformes doit se mettre en place parce qu'elle va permettre de mobiliser davantage de ressources mais aussi d'améliorer les recettes provenant des IDE, des transferts de la diaspora tunisienne, etc. et va améliorer la visibilité et la confiance des entreprises. Donc, ces réformes vont aussi avoir un impact indirect. Ce n'est pas l'accord lui-même qui est le plus important. Le plus important, c'est de commencer les réformes quelle que soit leur nature.

D'ailleurs, on ne sait pas exactement quelle est la nature de l'amendement qui a eu lieu. Mais on sait qu'il va toucher la gouvernance qui doit migrer vers le sens d'une gouvernance et d'un management proches de ceux qui sont appliqués dans le privé et qui sont basés sur la performance et les bonnes règles de transparence. C'est surtout le contenu de ces amendements qui vont nous permettre de nous installer sur une vraie trajectoire de transformation du pays qui va permettre, éventuellement si on continue à améliorer la dimension économique, l'effectivité du gouvernement, notamment dans la prise de décision, l'effectivité de l'administration, l'amélioration du climat des affaires, toute la réglementation sur le système fiscal et sur le marché de l'emploi... d'installer la Tunisie sur une trajectoire de croissance de qualité supérieur à 4% voire à 5%. Une croissance basée sur l'innovation et surtout qui permet de créer de la richesse mais également des emplois de qualité.

Vous écartez, donc, la possibilité de saisir le Club de Paris ?

Le club de Paris traite deux dimensions; soit le stock, soit le flux. Le stock de dettes de la Tunisie n'est pas très élevé, étant évalué entre 8 à 9 milliards de dinars. Le stock n'est pas important. Quant au flux, il est du ressort du FMI. Le FMI pourrait demander à un pays (et ce n'est pas le cas de la Tunisie) de rentrer dans des négociations avec le Club de Paris, pour alléger les flux de remboursement sur la durée du programme du FMI. C'est-à-dire, si, sur la durée du programme de trois années, le FMI trouve que les paiements des dettes envers les pays membres du Club de Paris vont fragiliser les réformes ou la réussite des réformes, dans ce cas, il peut suggérer d'aller saisir le Club de Paris. Je pense qu'on n'est pas dans cette configuration, pour le moment, parce que le coût du rééchelonnement de la dette dans le cadre du Club de Paris, en termes de conséquences sur l'image du pays, est beaucoup plus élevé que ce que rapporte cet échelonnement en termes de flux.

Et le FMI le sait. Recourir au club de Paris a un impact indirect sur les IDE, sur la confiance dans l'économie, sur d'autres bailleurs de fonds et sur le financement de l'économie en général. Si le FMI demande à un pays de saisir le Club de Paris, c'est un calcul effectué pour déterminer les coûts et les avantages. Pour le moment, le rééchelonnement de la dette dans le cadre du Club de Paris (même s'il permet d'alléger la charge relative au flux) est un mauvais signal. Je pense que le FMI intègre cela dans sa logique. Mais, il faut voir dans les détails, faire le calcul nécessaire pour déterminer le flux --parce qu'on n'a pas les informations sur les flux de paiement sur ces trois années--.

Mais, à mon sens, le FMI ne recommanderait pas la Tunisie de recourir au Club de Paris pour négocier la dette bilatérale, étant donné que le gain qui sera obtenu n'est pas à très important en termes d'allégement des charges sur la durée du programme. La priorité, aujourd'hui, est accordée à l'obtention de l'accord avec le FMI, à la préparation du dossier technique, à la mise en œuvre des engagements pris , notamment sur la compensation des hydrocarbures qui va être dure socialement. La bonne nouvelle c'est que les rapports sur les perspectives économiques mondiales qui ont été publiés à la fin de la semaine dernière, révèlent que le monde est en train de sortir du scénario de récession pour 2023. On est dans un scénario de reprise de l'activité économique et de la croissance à l'échelle mondiale ( principalement en Chine, Europe et aux Etats-Unis).

De même pour les indicateurs, ils s'améliorent : un prix du baril aux alentours de 80 dollars, une baisse de 30% des prix des matières premières, une réduction des coûts du transport et de la logistique, une croissance en Chine qui va au-delà de 6% ou 7% en 2023. C'est de bon augure pour l'économie tunisienne parce que les perspectives de récession en Europe pourraient aggraver la situation. Vous savez, en matière d'investissement d'économie, il y a ce qu'on appelle les prophéties autoréalisatrices. Lorsqu'on crie au loup en annonçant la banqueroute de la Tunisie, les marchés réagissent. On l'a vu d'ailleurs, au niveau du marché international des bonds.

La bourse de Francfort a enregistré une chute de 6% au début de la semaine dernière, heureusement cette tendance baissière a été infléchie et on a fait une hausse de 5%, et ce, grâce aux efforts qui ont été réalisés cette semaine mais aussi aux déclarations rassurantes. Le marché ne confirme pas l'hypothèse de défaut imminent. Cela ne veut pas dire que Moody's a tort. L'agence de notation évalue la probabilité de faire un défaut mais après, c'est le marché qui déclare s'il y a un défaut de paiement ou pas.

La rationalisation du débat, l'accélération des décisions de réforme qui étaient sur la table, mais qui peinent à voir le jour, ont porté leur fruit. Mieux vaut tard que jamais. On se met dans cette dynamique et on veut prendre les choses en main et à cela je pense que les marchés ont été sensibles. Globalement, il y a des signes positifs dans ce contexte morose. Il faut continuer sur cette lancée.

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