Tanzanie: Kabuga ou le songe perdu de l'éléphant blanc d'Arusha

Mission conjointe des Nations Unies et de l'Union africaine (MINUAD) en poste au Darfour.

La branche tanzanienne du " Mécanisme " a célébré en silence ses dix ans d'existence. Privée de procès - celui de Félicien Kabuga, qui reprend cette semaine, se tenant à La Haye (lire encadré) - la coûteuse antenne de l'Onu apparaît à la fois surdimensionnée, sans intérêt pour le public, mutique et opaque. Un " éléphant blanc " de la justice internationale.

Dix ans viennent de s'écouler depuis l'ouverture de la branche d'Arusha, au nord de la Tanzanie, du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux (MTPI), l'organe ayant pris la relève des tribunaux de l'Onu pour le Rwanda (TPIR) et pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Logé d'abord au Centre international de conférence d'Arusha, dans les bureaux que louait le TPIR, le " Mécanisme " travaille actuellement dans des locaux appartenant aux Nations-unies et bâtis spécialement pour lui - pour un coût de 8,7 millions de dollars.

Situé à vingt kilomètres à l'ouest de la ville, connue pour être le point de départ des grands safaris, le MTPI aurait dû en théorie juger dans sa salle d'audience Félicien Kabuga, accusé d'être l'argentier du génocide au Rwanda en 1994. Mais arrêté en France le 16 mai 2020, l'ancien richissime homme d'affaires rwandais, âgé de 87 ans ou plus, est finalement jugé à La Haye (Pays-Bas), autre siège du Mécanisme, en raison de son état de santé fragile. Et, annoncé en grande pompe comme le dernier grand procès du génocide, l'affaire est vite devenue aussi fade qu'invisible. En particulier à Arusha.

Un public inexistant, une salle d'audience inaccessible

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Un grand téléviseur placé au fond du très moderne centre de presse du Mécanisme d'Arusha diffuse en streaming le procès, mais personne ne le regarde. En décembre 2022, Justice Info a essayé de suivre le procès deux semaines d'affilée à partir de cette salle, sans qu'aucune autre personne n'y vienne une seule fois. Il a parfois fallu attendre la clôture d'une réunion des membres du service de sécurité dans ce centre de presse transformé en galerie publique virtuelle pour ce procès. Aucune raison n'a été donnée pour expliquer pourquoi il n'était pas possible de suivre le procès dans la galerie publique de la vraie salle d'audience, alors que certains témoins y faisaient leur déposition par téléconférence.

La situation géographique, loin du Rwanda et du centre-ville d'Arusha, les tracasseries des services de sécurité et la bureaucratie semblent s'être combinées pour aboutir à un manque d'intérêt pour le procès.

Pour Keith Powell, chef des relations extérieures du Mécanisme, " le procès Kabuga reste significatif et important pour le monde, en particulier les victimes et les survivants rwandais et le continent africain. La procédure étant diffusée en ligne, la présence physique dans les locaux de La Haye (d'Arusha ou de Kigali) ne peut pas refléter avec précision l'intérêt continu pour l'affaire. En fait, l'affaire a fait l'objet d'une couverture médiatique régulière et a suscité un intérêt continu de la part, entre autres, des victimes, des facultés de droit et d'autres établissements d'enseignement ", assure-t-il par courriel. Powell n'a cependant pas pu fournir de chiffres sur le nombre de personnes qui suivraient en moyenne le procès en ligne, ni d'exemples de cette couverture médiatique et d'autres publications de chercheurs.

Un membre du service de communication confie que quelques avocats et étudiants en droit venaient suivre le procès au début, mais qu'ils ne viennent plus. Les nombreux huis clos l'expliquent peut-être. " La bureaucratie bloque bien des choses ici ", confie un membre du personnel du MTPI à Arusha, qui a requis l'anonymat. " Savez-vous que les gens de la communication ici, même pour poster sur le compte Twitter la photo d'une personnalité qui a visité le Mécanisme doit avoir l'aval des autorités hiérarchiques ? L'aval vient parfois longtemps après, l'information étant [déjà] devenue de l'histoire. "

Le 30 décembre 2022, une résolution de l'Assemblée générale de l'Onu a pourtant bien souligné " qu'il importe de veiller à ce que le public reste informé des faits qui ont conduit à la création du Mécanisme ". Mais les conférences de presse sont monnaie rare depuis longtemps. Et le mutisme du Mécanisme, combiné à son coût, en ont fait l'un de ces " éléphants blancs " - expression consacrée sur le continent pour décrire certains investissements dispendieux et inutiles.

" Moral du personnel affecté "

Reportée à plusieurs reprises du fait de l'état de santé de l'accusé, le procès aurait dû reprendre le 17 janvier 2023, après des vacances judiciaires entamées le 23 décembre. Mais il a subi la perte de l'une des trois juges qui composent la chambre de première instance, l'Ougandaise Elizabeth Nahamya, décédée le 5 janvier dans un hôpital à La Haye. La juge de réserve américaine Margaret de Guzman a remplacé Nahamya. Un autre juge de réserve vient d'être nommé, le Portugais Ivo Nelson de Caires Baptista Rosa.

Powell, le porte-parole du Mécanisme, réside à La Haye. Il ne nous a pas accordé d'entretien mais il a souhaité souligner les contraintes financières qui pèseraient sur le Mécanisme. " Depuis janvier 2020, le Mécanisme a considérablement réduit ses effectifs, passant de 606 membres du personnel à 342 agents d'ici décembre 2023 ", explique-t-il, sans préciser le nombre de fonctionnaires resté dans chacune des branches de l'institution. En 2020, la seule branche d'Arusha comptait 200 employés, pour un budget annuel de 40 millions de dollars.

L'incertitude du budget et des contrats ont " affecté le moral du personnel et entraîné un taux plus élevé d'attrition du personnel ", regrette le porte-parole. " Le budget pour 2023 (les deux branches confondues) est de 81 945 300 de dollars américains, ce qui représente une diminution significative ", dit-il, le budget de l'année précédente étant de 97 519 900 dollars. Si l'on en croit une résolution de l'Assemblée générale de l'Onu, ces réductions devraient se poursuivre, puisqu'elle " prie le Secrétaire général [de l'Onu] de veiller à ce que le Mécanisme continue à prendre des mesures à cet égard ". Une situation qui accompagne également la fin du procès sans fin, à La Haye, de Jovica Stanisic, un accusé serbe.

Visio-conférences pour les témoins

À Arusha, la salle d'audience et son équipement ultramoderne n'auront servi que pour deux audiences : la demande de révision de l'ancien ministre rwandais du plan, Augustin Ngirabatware, et une affaire d'outrage à la cour contre des gens accusés de subornation des témoins en faveur de ce dernier. Cette salle avait été construite pour juger trois " gros poissons " que le TPIR n'avait pas pu appréhender avant de fermer ses portes : l'ancien ministre rwandais de la Défense, Augustin Bizimana, le major Protais Mpiranya, ancien commandant de la garde présidentielle du président Juvénal Habyarimana, et Félicien Kabuga. Le 22 mai 2020, le bureau du procureur confirmait la mort de Bizimana survenue en août 2000 soit vingt ans après son décès, tandis que celle de Mpiranya survenue le 5 octobre 2006 était confirmée le 12 mai 2022, soit seize années après.

Selon Powell, " la salle d'audience d'Arusha est actuellement utilisée pour la procédure de Kabuga si nécessaire en plus de la salle d'audience de La Haye ". Effectivement des témoins venant notamment de Kigali font leurs dépositions par visio-conférence à partir de cette salle.

Pas de compte précis du travail réalisé

Et pour le Centre de détention de l'Onu à Arusha (UNDF), où l'on avait aménagé une chambre avec des installations médicales pour recevoir Kabuga :" L'UNDF sera mis hors service et restitué au gouvernement tanzanien en février 2023 " précise Powell. Cet établissement de détention que les critiques au Rwanda qualifiaient d'" hôtel cinq étoiles ", est contigu de la prison tanzanienne d'Arusha dans laquelle les prisonniers vivent dans des conditions bien plus précaires que celles des locataires de l'ancien TPIR.

À part le procès Kabuga, le Mécanisme a son " mandat continu, tel que la protection de milliers de témoins dans plusieurs pays, l'assistance aux juridictions nationales pour soutenir les procédures nationales visant à combler le fossé de l'impunité, le soutien à l'exécution des peines pour les personnes condamnées dans divers États d'Afrique et l'Europe, et la préservation et la gestion des archives numériques et physiques du Mécanisme ainsi que du tribunal pour le Rwanda " écrit Powell, sans fournir de détails quantitatifs et qualitatifs.

Il reste enfin à gérer le dernier grand faux pas de cet éléphant, qui fut d'avoir envoyé au Niger huit personnes acquittées et libérées, toujours bloquées à Niamey. Ce qui était présenté comme un coup d'éclat du nouveau greffier, le Gambien Abubacarr Tambadou, a vite tourné au vinaigre suite à un ordre d'expulsion des autorités nigériennes, peu après leur arrivée. Dans une décision en date du 12 janvier dernier, le Mécanisme a décidé de leur verser une somme supplémentaire de dix mille dollars, en attendant l'hypothétique aboutissement des démarches du Mécanisme pour leur réinstallation. Mais les comptes bancaires des bénéficiaires, ouverts à leur arrivée à Niamey grâce aux pièces d'identité qui leur ont été ensuite retirées, ne peuvent être utilisées. L'éléphant blanc piétine encore.

LE PROCÈS KABUGA A REPRIS, À PAS RALENTI

Suspendu le 22 décembre pour les vacances judiciaires, le procès de Félicien Kabuga, décrit comme le financier du génocide de 1994 au Rwanda, a été reporté à plusieurs reprises suite à la détérioration de l'état de santé de l'accusé et au décès d'une des juges, pour finalement reprendre, ce mardi 14 février à La Haye, dans l'antenne locale du Mécanisme pour les tribunaux internationaux.

La défense, se basant sur de nouveaux rapports médicaux estimait que " la reprise du procès est incompatible avec l'état de santé actuel de Kabuga, quel que soit sa participation en personne ou par visioconférence ". L'accusation suggérait que Kabuga suive son procès de sa prison, et s'il ne le peut pas, " que le procès se déroule en son absence avec des arrangements faits en dehors du tribunal pour le tenir informé et impliqué ".

Le 13 février, la Chambre décidait finalement de reprendre le procès " dans l'intérêt de la justice ", tout en précisant qu'elle " siégera deux jours par semaine pendant 90 minutes maximum par jour avec une pause de 15 minutes ". Sachant que depuis son commencement, le procès se tenait trois jours par semaine, à raison de deux heures par jour. La Chambre, qui " ne juge pas approprié de prendre en considération la modalité alternative suggérée par le procureur de tenir audiences en l'absence de M. Kabuga " a cependant décidé qu'il pourra participer aux débats par visio-conférence.

À la réouverture du procès mardi, les juges n'ont pas fait mention de la présence de l'accusé, comme à l'habitude. Il était impossible de savoir s'il suivait ou non son procès, jusqu'au moment où il est apparu à l'écran, suivant l'audience par visio-conférence. Quand Kabuga s'est endormi, les juges se sont empressés de suspendre les débats, sans rien dire de particulier à son sujet.

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