Alors que les wolofs sont minoritaires au Sénégal, leur langue, le wolof, est parlé sur l'ensemble du territoire national. Un paradoxe qui trouve son explication dans le fait que les premiers contacts du Sénégal avec l'Europe coloniale se sont effectués à travers les zones wolophones , St-Louis et Dakar, notamment. Les colons français et portugais avaient ainsi utilisé les Wolofs comme interprètes et comme négociants dans la traite de la gomme arabique. Associée à l'extension de l'arachide, cette intermédiation a été un facteur important de la promotion de la langue wolof.
Par ce biais, cette dernière s'est avérée une langue librement acceptée par les populations et non imposée. C'est ainsi qu'il faut relever que la chance historique du Sénégal découle du fait que les catégories citoyens-sujets n'ont pas correspondu à des groupes ethniques donnés. Autrement dit, les quatre communes n'ont jamais été des enclaves ethniques, sans compter que " la porosité des frontières ethniques est devenue telle que dans la plupart des cas, le nom de famille n'est plus un signe de repère ethnique ". S'il arrive toutefois qu'on considère encore le Fouta comme pays toucouleur, le Sine comme pays séreer, il demeure la difficulté de les circonscrire à des critères tels que la langue maternelle, la localité d'origine, le nom patronymique.
En tout état de cause, il est important de relever que le pluralisme ethnique dont il est question s'accommode beaucoup plus à un " pluralisme ethnique non antagonique ". Ce dernier s'exprime d'ailleurs par la parenté à plaisanterie mais aussi par la diversité culturelle, à travers notamment le fait que toutes les langues sont parlées dans toutes les régions du Sénégal.
Selon l'auteur, la grande mobilité des populations sur toute l'étendue du territoire ne favorise pas, à l'image du Nigeria avec le Hausaland, le Yorubaland, le Igboland, " une fixation quasi rigide des groupes ethniques en des points précis ". Du fait des nombreux brassages ethniques survenus au cours des siècles, il en découle qu'en aucune manière les patronymes ne peuvent se réduire à des éléments d'identification ethniques. L'auteur relève " toutefois quelques fissures au niveau de l'édifice de l'unité sénégalaise ", à travers notamment le " problème du séparatisme casamançais ".
S'il indexe un certain nombre de manquements à travers la " politique de répartition régionale des postes de responsabilité gouvernementale ", il note que " certains ministres ont du mal à résister au réflexe faisant appel à des personnes de leur groupe ethnique ". D'ailleurs relève l'auteur, cette volonté de mise en place d'une clientèle politique captive a fini " d'alimenter dans les conversations des Sénégalais des plaisanteries du type : c'est quel groupe ethnique qui est au pouvoir dans tel ministère ou dans telle entreprise publique? ".
Du reste, si l'on ne peut suspecter une quelconque discrimination dans les politiques économiques, de l'éducation, de la santé, il n'en est point ainsi dans le domaine foncier, avec son lot de frustration et de sentiment d'exclusion. Ainsi averti l'auteur, de toutes les formes de différenciation sociale, l'ethnicité est la plus facile à manier, tout en prenant le soin de souligner que les " revendications de séparatisme ethnique ne sont jamais le fait spontané de populations ". Elles seraient plutôt l'œuvre de " certains meneurs dont les ambitions sont exclusivement politiques ". L'ethnicité, fait-il remarquer, rend non seulement l'unité nationale difficile, mais " risque d'être en soi un frein à l'intégration régionale ".
Loin de tout délire spéculatif, adossé aux faits, nourri par des enquêtes chiffrées, l'ouvrage du Pr Makhtar Diouf, " Sénégal. Les ethnies et la nation ", est dense et très instructif. En cette veille d'élection, il est important voire impérieux, de lire ou de relire cet ouvrage majeur pour s'imprégner ou se réimprégner non seulement de la dangerosité de l'ethnicité mais aussi, et surtout, de la nécessité de préserver le multiculturalisme sénégalais.
Makhtar Diouf
SÉNÉGAL. LES ETHNIES ET LA NATION
Les Nouvelles Editions Africaines du SÉNÉGAL
308 pages. 3e trimestre 2021.