Sénégal: Conquête et exercice du Pouvoir - Ababacar Fall du GRADEC appelle à "une réforme en profondeur" des partis politiques

22 Février 2023
interview

Secrétaire général du Groupe de recherches et d'appui à la démocratie participative et à la bonne gouvernance (Gradec), Ababacar Fall est l'auteur du livre " Histoire politique et électorale du Sénégal : l'éternel recommencement de 1960 à 2020 ". Le ci-devant militant de gauche, très actif sur les questions de gouvernance politique et démocratique, se prononce, dans cet entretien, sur l'actualité nationale marquée par une ligne de fracture nette entre la majorité et une partie de l'opposition.

Quel est votre commentaire des évènements enregistrés, jeudi passé, à la suite de la convocation au Tribunal de l'opposant Ousmane Sonko ?

Des événements déplorables. Je les condamne fermement. Les images de la voiture de Ousmane Sonko cassée sont choquantes. On aurait pu ne pas en arriver là. C'est vraiment regrettable et cela n'apaise pas le climat social.

Globalement, que vous inspire le climat politique actuel dans notre pays ?

Tout cela est à lier au contexte et doit être analysé sous plusieurs angles. Premièrement, il y a une crise de la démocratie représentative. L'Assemblée nationale qui devait, par définition, être le lieu d'expression du débat démocratique est transformée en champ de bataille et en foire d'empoignes comme on l'a vu lors de l'installation du bureau avec des invectives entre les différents camps et la violence exercée sur une députée. L'équilibre des forces politiques, au lieu d'être un facteur de stabilisation, a transformé l'hémicycle en arène de gladiateurs où les différents camps se regardent en chiens de faïence.

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Deuxièmement, il y a l'absence d'un dialogue sincère entre le pouvoir et l'opposition et la judiciarisation des affaires politiques. On note aussi un problème de gouvernance, conforté par le rapport de la Cour des Comptes et le contrat d'achat d'armement. Enfin, le débat sur la candidature du Président de la République pour un troisième mandat et l'affaire Adji Sarr impliquant celui qui incarne désormais le rôle de leader de l'opposition. Tout cela ravive les tensions et exacerbe la crise.

Comment en est-on arrivé là ?

En fait, depuis le référendum de 2016, il y a eu une ligne de fracture nette entre la majorité et l'opposition du fait que les différents points de cette révision constitutionnelle n'ont pas fait l'objet de consensus. Et l'instauration du parrainage dont les modalités ont eu des effets pervers ayant entrainé l'élimination d'une vingtaine de candidatures et les fortes suspicions qui ont marqué les résultats de l'élection présidentielle ont abouti à une crise de confiance entre les différents camps politiques. Après l'épisode de 2019, le Président de la République a lancé une initiative tendant à instaurer un dialogue politique porteur de progrès pour la consolidation de la démocratie.

Mais pour beaucoup d'acteurs de l'opposition et même de la société civile, ce dialogue a manqué de sincérité. Cela a accentué les lignes de fracture entre pouvoir et opposition. À cela, sont venus s'ajouter deux éléments majeurs que j'ai cités au début, à savoir le débat sur la candidature du Président de la République pour un troisième mandat et le feuilleton judiciaire de ce qu'il est convenu d'appeler " l'affaire Sweet Beauté ". En outre, le jeu politique est fermé, à presque un an de l'élection présidentielle, on ne sait pas qui sera candidat et qui ne le sera pas.

Votre livre " Histoire politique et électorale du Sénégal : l'éternel recommencement de 1960 à 2020 ", paru il y a deux ans, avait sonné comme une alerte. Aviez-vous vu venir le désordre actuel ?

Oui, dans une certaine mesure. Depuis que j'ai quitté le champ partisan pour intégrer la société civile, j'essaie de regarder les choses et de les analyser avec beaucoup plus de recul. À partir de ma nouvelle posture, je vois le contexte politique avec les divergences grandissantes entre le pouvoir et l'opposition, les luttes qui se développent autour des questions démocratiques où l'on note des avancées à certains moments, mais également de graves reculs. Il y a une lutte féroce pour le contrôle du pouvoir politique et sous ce rapport, la gestion des processus électoraux depuis le référendum de 2016, les élections législatives de 2017 et la présidentielle de 2019 ont installé une crise de confiance profonde au sein de la classe politique.

Nous avons une crise des partis politiques au Sénégal. Cela ne veut pas dire qu'il faut les supprimer, loin de là, mais comme le disait Hans Kelsen, " les partis politiques sont pour la démocratie ce que le sel est pour la cuisson : ils sont nécessaires, mais il faut en éviter l'excès ". C'est pourquoi dans mon livre, je dis qu'il ne s'agit pas de déclarer la fin des partis politiques ou de les diaboliser, mais il faudra, et tout le monde s'accorde là-dessus, créer les conditions de leur adaptation au nouveau contexte international de renforcement de la démocratie et de l'approfondissement des libertés démocratiques.

Que voulez-vous dire concrètement ?

Je veux dire que la situation actuelle nécessite des réformes en profondeur dans la gouvernance de ces instruments de conquête pacifique du pouvoir que constituent les partis politiques. C'est sous ce rapport qu'il faut envisager la modernisation du système partisan avec des mesures d'assainissement, mais également de subvention aux partis politiques en vue de leur permettre de jouer pleinement leur rôle qui, au-delà de la conquête et de l'exercice du pouvoir, doit être de contribuer à favoriser l'émergence d'une nouvelle citoyenneté basée sur le respect des institutions et la promotion d'une gouvernance réellement vertueuse. Il y a donc une crise des partis politiques au Sénégal, crise qui est devenue systémique et endémique. C'est le même système politique qui est là depuis les indépendances avec les mêmes élites politiques qui dirigent le pays et qui sont dans des logiques d'accaparement des richesses nationales, du foncier, des ressources financières.

Le fossé se creuse davantage entre les riches et les pauvres et il y a une paupérisation croissante des populations, etc. Or, il y a de profondes mutations qui s'opèrent dans notre société. Les gens, surtout les jeunes, ont besoin de plus de libertés, d'accès au savoir et à l'emploi. On assiste à l'explosion des réseaux sociaux avec toutes les dérives que cela entraine. Nous avons connu deux alternances, mais cela n'a pas changé fondamentalement parce qu'il n'y a pas d'alternatives crédibles. Les mêmes problématiques reviennent. Ce sont les débats autour du fichier électoral, du bulletin unique, du mode de scrutin, de l'indépendance de la justice, de la gouvernance de façon générale. C'est tout ceci qui est à la base du désordre que nous vivons.

Est-il juste de parler d'une impasse, d'une crise sans précédent ?

C'est vrai que dans l'histoire politique du Sénégal, il y a eu des crises de postindépendance comme celle de 1962, entre Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia, ayant entrainé l'emprisonnement du dernier ou encore celles de 1988 et 1993 avec les émeutes postélectorales et l'assassinat de Me Sèye, mais il y a eu des passerelles de dialogues qui ont fonctionné avec l'implication de certaines personnalités très écoutées à l'époque et surtout l'esprit de responsabilité dont ont fait montre les différents protagonistes qui avait permis de faire baisser la tension et de dépasser ces crises. C'était particulièrement des crises politiques.

Aujourd'hui, nous avons une crise à la fois politique, sociale et économique en plus d'une crise des valeurs qui a fini de mettre à mal notre modèle social avec la montée de la violence, de la corruption, de l'indiscipline et des insultes qui n'épargnent aucun segment de la société, les problèmes de mœurs étalés sur la place publique, un système éducatif en déliquescence, un système sanitaire mal en point. C'est cela qui fait que tout le monde est inquiet, nous vivons beaucoup d'incertitudes. On n'en est pas encore au stade de conflit avec tout ce que cela comporte comme conséquences, mais les ressorts du dialogue se sont affaissés et les discours sont devenus musclés de part et d'autre, mettant en péril le vivre-ensemble.

Que faire justement pour rapprocher les positions, renouer le fil du dialogue entre la majorité et l'opposition ?

Il y a beaucoup de personnes qui essaient d'agir. Des voix s'élèvent, de la société civile ou de certains religieux. Elles alertent, appellent au dialogue, mais on a l'impression qu'elles n'ont pas été entendues, car ce qui se pose, en réalité, ce sont des enjeux de pouvoir extrêmement importants. Il faut que les questions qui créent la tension soient vidées dans le respect de la Constitution et des lois en vigueur de façon impartiale et juste. Il faut que cette perception qu'ont les Sénégalais d'une justice non indépendante soit levée et que la confiance revienne, que l'administration soit plus républicaine et à équidistance des partis politiques. Si ces conditions sont réalisées, le dialogue pourra être restauré, mais un dialogue sincère et honnête de part et d'autre sans faux-fuyant ou manœuvres politiciennes.

Tout le monde est d'accord pour le dialogue. Mais qui pour jouer le rôle de médiateur entre la majorité et l'opposition ?

À mon avis, les chefs des différentes confréries et de l'église devraient se retrouver en conclave, discuter et parler publiquement à la radio et à la télévision et non se contenter de parler dans le secret de leurs demeures, car la situation est d'une gravité telle qu'il faut agir autrement. Ce sont des régulateurs sociaux très écoutés qui ont des talibés et des adeptes dans les différents camps politiques.

Nous sommes exactement à un an de la présidentielle. Quelles perspectives pour la démocratie sénégalaise ?

Sans être catastrophiste, je pense que les perspectives sont plutôt sombres. Il n'est pas exagéré de parler, à mon sens, de crise sans précédent. Voilà pourquoi, il faut aller vers la refondation de nos institutions, réinventer un système de gouvernance politique et démocratique nouveau comme je le dis dans la conclusion de mon livre.

Il faut garantir une véritable séparation entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, redimensionner les pouvoirs du Président de la République, faire de notre Assemblée nationale un véritable pouvoir de contrôle des politiques publiques, rendre notre système judiciaire réellement indépendant, afin qu'il soit le dernier rempart des citoyens contre l'arbitraire et la violation des droits, garantir à chaque fils de la Nation l'égalité des chances, le libre accès à la terre, au savoir, à l'éducation, à la santé, à la sécurité de sa personne et de ses biens et préserver nos richesses, afin que les générations futures puissent en bénéficier.

Bref, proposer un modèle politique, économique et social aux Sénégalais afin de faire renaitre l'espoir. Les Assises nationales ont été une étape importante dans cette direction. Malheureusement, les conclusions dorment dans les tiroirs. Il faut les dépoussiérer, les adapter au nouveau contexte et les appliquer. La classe politique et les intellectuels de tous bords sont interpellés.

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