Le film Tirailleurs du Franco-sénégalais Omar Sy revient sur l'histoire du corps des tirailleurs sénégalais durant la Grande Guerre (1914-1918). Si leur engagement, 200 000 hommes, y fut en effet significatif, leur histoire couvre plus d'un siècle et s'est construite sur trois continents.
Si la participation des soldats d'Afrique subsaharienne aux deux guerres mondiales est souvent mise en avant dans les films, les romans et les bandes dessinées, ces hommes ont aussi joué un rôle lors de la conquête, puis de l'occupation des espaces africains et dans la répression des mouvements indépendantistes.
Cette histoire s'avère donc complexe. Les proto-tirailleurs peuvent d'abord être considérés comme des intermédiaires qui assurent la traduction et les échanges dans le cadre des comptoirs du Sénégal. Au fil du XIXe siècle, et dans le cadre de l'abolition de l'esclavage, le gouverneur du Sénégal, Louis Faidherbe, décide, sous la pression des compagnies de commerce de Saint-Louis, ville du Nord du Sénégal, de mettre en place un corps à vocation exclusivement militaire.
Le premier bataillon de tirailleurs sénégalais est donc créé par Napoléon III en juillet 1857. Ces 500 hommes sont en partie d'anciens esclaves, dont l'armée a racheté la liberté et qui doivent un service de quatorze années pour rembourser cette somme. Dans un premier temps, ils sont mélangés aux soldats blancs mais ont tendance à se concentrer sur les seules corvées, Faidherbe décide donc de les séparer afin qu'ils se concentrent sur leur formation militaire. Dès lors, les tirailleurs sénégalais participent à toutes les missions aux côtés des troupes françaises.
Bataille contre Samory Touré
Leurs premiers combats ont lieu contre le chef toucouleur El Hadj Omar Tall, sous les ordres du capitaine Joseph Gallieni, puis du lieutenant-colonel Gustave Borgnis-Desbordes. Leurs combats les plus emblématiques en Afrique de l'Ouest restent ceux menés contre le fondateur de l'empire wassoulou, Samory Touré, dont les effectifs culminent à 30 000 hommes, avant qu'il ne soit capturé le 29 septembre 1898 par le capitaine Henri Gouraud à Guémélou, en Côte d'Ivoire.
La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle sont marqués par leur emploi en dehors de l'Afrique occidentale française (AOF) et de l'Afrique équatoriale française (AEF). Madagascar en 1895 et le Maroc à partir de 1908 constituent de véritables expériences pour les partisans d'un recours plus soutenu aux tirailleurs sénégalais, y compris sur les champs de bataille les plus lointains. Charles Mangin apparaît alors comme l'un de ces partisans et rédige La Force noire en 1910. Véritable rassemblement de clichés et erreurs sur le continent africain, il y défend l'idée d'un homme noir dont la proximité avec la nature aurait préservé sa capacité combattante, pendant que l'homme européen cédait au confort de l'industrialisation. Les sociétés africaines constitueraient aussi, selon lui et à tort, un véritable réservoir démographique capable de compenser la différence avec l'Allemagne. En effet, il ne s'appuie sur aucun chiffre et à ce moment, aucun recensement précis n'a été établi.
Son ouvrage s'inscrit alors dans un contexte de réflexion au sein du cercle des officiers coloniaux sur l'emploi des Africains, des Malgaches et des Indochinois dans un cadre géographique plus large. Hubert Lyautey, après les avoir observés au Maroc, considère ainsi les tirailleurs sénégalais comme des " soldats saisonniers ", qu'il vaut mieux éviter de mélanger aux troupes métropolitaines, car leur période d'hivernage, six mois au cours desquels ils sont retirés du front (octobre à avril) pour les protéger des rigueurs de l'hiver et les former, engendre des jalousies.
Sollicités dans tous les combats
Dans tous les cas, les Français sont les seuls à amener des soldats d'Afrique subsaharienne en Europe dès 1914, ce que condamnent fermement les autorités allemandes. Les tirailleurs sénégalais sont de tous les combats en Afrique, du Togo au Cameroun, mais aussi en Europe où ils s'illustrent lors de la reprise du fort de Douaumont en 1916, la défense de Reims en 1918 mais aussi aux Dardanelles dès 1915. 200 000 soldats africains ont donc participé à la Grande Guerre et près de 22 % d'entre eux ont perdu la vie au combat mais aussi à cause de maladies, notamment d'infections pulmonaires et de la grippe espagnole.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que l'armée française a subi des pertes terribles et que le pacifisme imprègne l'opinion publique, les soldats originaires des colonies prennent une place particulièrement importante au sein des troupes coloniales et participent donc à l'occupation de l'espace rhénan, aux opérations au Levant et à la guerre du Rif.
Dès 1937, les soldats d'Afrique occidentale française (AOF) et d'Afrique équatoriale française (AEF) sont prévus dans une potentielle guerre contre l'Allemagne nazie. En mai-juin 1940, lors de la campagne de France, 1 500 à 3 000 d'entre eux sont massacrés par la Wehrmacht, l'armée allemande. Dès lors, leur destin suit la diversité de l'armée française, certains restent au service de l'armée de Vichy, d'autres sont emprisonnés dans les fronstalags - camps de prisonniers de l'armée allemande - et une part importante de la France libre est constituée de soldats recrutés en AEF. Ils participent aux opérations en Afrique du Nord, à la bataille de Bir Hakeim et au débarquement de Provence, mais leur effort n'est pas reconnu puisqu'en France, ces troupes sont " blanchies " en étant remplacées par des résistants au fur et à mesure qu'ils remontent vers le Nord.
Le 1er décembre 1944, le massacre de Thiaroye, dans un camp situé à la périphérie de Dakar, illustre cette histoire tragique et cet abandon. Leur histoire se termine avec les indépendances puisque 60 000 soldats africains sont envoyés en Indochine et 5 000 en Algérie. Ils apparaissent alors comme le bras armé d'un empire en déclin et sont méprisés par les peuples qui luttent pour leur indépendance. Le corps prend fin entre 1958 et 1962, avant de laisser place à un nouveau combat pour leur juste reconnaissance sur le plan mémoriel et le versement des pensions.
Chercheur associé au laboratoire CRISES, Université Paul Valéry - Montpellier III