Thème : Intégration de la jurisprudence des mécanismes régionaux et internationaux des droits de l'homme dans les systèmes nationaux
Excellence Dr. Philip Mpango, Vice-président de la République-Unie de Tanzanie ;
Excellence Moussa Faki Mahamat, Président de la Commission de l'Union africaine ;
Excellence, Blaise Tchikaya, Vice-président de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples ;
Monsieur le Président de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples ;
Monsieur le Président du Comité d'experts sur les droits et le bien-être des enfants ;
Monsieur le Président du Parlement panafricain ;
Mesdames et messieurs les membres du Corps diplomatique ;
Honorables Présidents des juridictions internationales et régionales ;
Excellences, mesdames et messieurs les ministres et membres de gouvernement ;
Honorables Juges de la Cour africaine ;
Honorables Juges des juridictions internationales, régionales et nationales ;
Chers invités
Mesdames et messieurs,
En vos rangs et qualités
Qu'il me soit permis d'exprimer, au nom de la Cour africaine et en mon nom personnel, mes sincères remerciements à la Présidente de la République-Unie de Tanzanie, Son Excellence Samia Suluhu Hassan, représentée par S.E. Dr Philip Mpango, Vice-président de la République-Unie de Tanzanie, pour avoir répondu favorablement à l'invitation de la Cour africaine des droits de l'homme et des peuples à participer à cet événement important et à en être l'invité d'honneur.
La Cour entretient de très bonnes relations avec le Gouvernement de la Tanzanie, et votre présence ici aujourd'hui, Excellence, en est le témoignage le plus vibrant.
Au nom de la Cour africaine et en mon nom propre, je souhaite la bienvenue à l'ensemble du peuple africain à la rentrée judiciaire 2023 de sa Cour. Nous sommes très honorés de partager ce moment avec vous.
Excellences, honorables collègues et distingués invités,
L'année dernière, la Cour africaine a décidé d'institutionnaliser la tenue de sa Rentrée judiciaire - une cérémonie solennelle qui marquera le lancement des activités de la Cour pour l'année en cours, avec pour principal objectif de renforcer sa visibilité et son engagement auprès des parties prenantes, et qui se tiendra chaque année au début de la première session de la Cour.
La première édition de la Rentrée judiciaire avait été placée sous le thème " La Cour africaine et l'Afrique que nous voulons ". Ce thème nous a été inspiré par le slogan de l'Agenda 2063 de l'Union africaine : l'Afrique que nous voulons.
Dans le prolongement du thème de l'année dernière, la Cour a adopté le thème suivant pour cette année : " Intégration de la jurisprudence des mécanismes régionaux et internationaux des droits de l'homme dans les systèmes nationaux ".
Ce thème est tout à fait opportun car il intervient seize ans après la création de la Cour, vingt ans après la création de l'Union africaine et dix ans après le Premier plan décennal de mise en œuvre de l'Agenda 2063.
Il vise à recadrer le débat sur la raison sous-tendant, non seulement la création de la Cour africaine, mais aussi la raison d'être de l'ensemble du système africain des droits de l'homme ainsi que sur la pertinence et/ou la contribution de la Cour africaine à la nouvelle dynamique africaine.
Excellences, mesdames et messieurs,
Je ne prétends pas détenir de solutions aux problèmes que j'ai soulevés dans le cadre du thème de cette année, mais ma démarche se veut un appel à l'action pour toutes les parties prenantes du continent, en particulier les États membres, les juges et les avocats qui plaident devant les tribunaux nationaux et internationaux, afin d'analyser sérieusement et de manière introspective du chemin parcouru, où nous en sommes et où nous allons, en termes de promotion et de protection des droits de l'homme, et comment nos actions et décisions individuelles et collectives peuvent ou ont contribué à faire de notre continent l'Afrique que nous voulons.
En 1963, lorsque nos dirigeants fondateurs ont créé l'Organisation de l'Unité africaine, ils ont insisté sur le fait que la liberté, l'égalité, la justice, la paix et la dignité étaient essentielles à la réalisation des aspirations légitimes des peuples africains. Cinquante ans après la création de l'OUA, ces " aspirations légitimes " ont été réaffirmées et sont fermement ancrées dans le projet de l'Afrique - l'Agenda 2063.
L'Agenda 2063 regroupe les points de vue exprimés par le peuple africain déclinées en 7 " aspirations légitimes " clés - des aspirations qui, si elles sont pleinement réalisées, permettront de bâtir " Une Afrique intégrée, prospère et en paix, dirigée par ses propres citoyens, et représentant une force dynamique sur la scène mondiale " - c'est-à-dire,l'Afrique que nous voulons.
Excellences,
À titre de rappel, les sept aspirations de l'Agenda 2063 sont les suivants : Une Afrique prospère fondée sur une croissance inclusive et un développement durable ;
Un continent intégré, uni sur le plan politique et ancré dans les idéaux du Panafricanisme et la vision de la Renaissance africaine ;
Une Afrique de bonne gouvernance, de démocratie, de respect des droits de l'homme, de justice et d'état de droit ;
Une Afrique vivant dans la paix et dans la sécurité ;
Une Afrique dotée d'une forte identité culturelle, d'un patrimoine commun et de valeurs et d'éthique partagées ;
Une Afrique dont le développement est axé sur les populations, qui s'appuie sur le potentiel de ses populations, notamment celles des femmes et des jeunes, qui se soucie du bien-être des enfants ;
et Une Afrique qui agit en tant qu'acteur et partenaire fort, uni et influent sur la scène mondiale.
Excellences,
Il importe de relever qu'il pèse sur les objectifs de l'Union africaine et les aspirations de l'Agenda 2063 la même menace, celle du non-respect des droits de l'homme. Aucun des objectifs de l'Union africaine ou des aspirations de l'Agenda 2063 ne peut être atteint sans une base solide en matière de droits de l'homme. Notre prospérité, notre unité, notre intégration, notre développement, notre sécurité, notre paix, y compris notre position sur la scène internationale, sont intimement liés aux normes et standards en matière de droits de l'homme que nous mettons en place.
Excellences,
Compte tenu de la relation intrinsèque entre les droits de l'homme, l'intégration, la paix et le développement, le rôle du pouvoir judiciaire, et en particulier de la Cour africaine en ce qui nous concerne, est d'une extrême importance. L'histoire nous enseigne qu'un pouvoir judiciaire indépendant est indispensable au développement socio-économique et politique de toute communauté.
L'aspiration 3 de l'Agenda 2063, couplée avec la vision de la Cour africaine, celle d'" une Afrique dotée d'une culture viable des droits de l'homme ", sont essentielles à la réalisation des objectifs de l'Union africaine et de toutes les aspirations de l'Agenda. La Cour a pour mission de " renforcer, à travers des décisions judiciaires, le mandat de protection de la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples en consolidant le système de protection des droits de l'homme en Afrique ... "
Depuis sa création il y a environ 16 ans, la Cour a rendu plus de 200 décisions sur un large éventail de questions socio-politiques et économiques sensibles qui rythment la vie quotidienne des Africains ordinaires. Il s'agit de questions telles que les élections, le droit à un procès équitable, la nationalité, la participation à la direction des affaires publiques, les populations autochtones, etc. La jurisprudence de la Cour sur ces questions a permis de développer un corpus de principes et de normes établies qui visent à protéger les droits de l'homme et à répondre aux défis connexes sur le continent.
À titre d'exemple, dans l'affaire Tanganyika Law Society and Legal and Human Rights Centre et Rev. Christopher Mtikila c. Tanzanie, la Cour a traité d'une question très délicate qui touche la plupart des pays africains : le droit des candidats indépendants à se présenter aux élections à tous les niveaux. Dans la requête n° 013/2017 - SébastienGermain Marie Aikoue Ajavon c. Benin, la Cour a traité du droit de participer à la direction des affaires publiques dans son pays, protégé par l'article 13 de la Charte. Dans la requête n° 003/2017 - Actions pour la Protection des Droits de l'Homme (APDH) c. République de Côte d'Ivoire, la Cour a examiné le caractère suffisamment représentatif de la composition d'un corps électoral pour garantir que les citoyens participent librement à la direction des affaires publiques dans leur pays. La Cour a également développé une jurisprudence concernant d'autres droits, notamment le droit à un procès équitable, les droits des populations autochtones, la liberté d'expression, la protection des journalistes, le droit à la nationalité, etc.
En développant une jurisprudence sur ces questions et d'autres sujets sensibles, la Cour établit des normes au niveau supranational, qui peuvent être utilisées par les pays africains pour résoudre les questions de droits de l'homme et les différends connexes au niveau national.
En élaborant ces normes, nous espérons que les États membres et les autres institutions et parties prenantes nationales les intègreront dans leurs lois, leurs politiques et leurs programmes, de manière à développer un système africain des droits de l'homme basé sur des normes communes pouvant conduire à l'édification d'une Afrique dotée d'une culture viable des droits de l'homme.
Excellences, mesdames et messieurs,
La Cour a rendu plusieurs arrêts phare sur un large éventail de questions. Toutefois, un rapide coup d'œil au paysage juridique et législatif africain révèle que la plupart des pays africains continuent d'adopter, de maintenir et d'appliquer des lois contraires à l'esprit et à la lettre des arrêts déjà rendus par la Cour.
L'une des raisons de la création de la Cour était de contribuer à l'établissement de normes en matière de droits de l'homme qui devraient être respectées sur tout le continent. Par conséquent, les questions réglées par la Cour dans ses arrêts devraient être pertinentes pour des pays autres que l'État ou les États défendeurs.
La Cour africaine étant une Cour supranationale, on s'attend à ce que ses décisions fassent écho au-delà de l'État défendeur et incitent d'autres pays à modifier leurs lois et leurs politiques pour se conformer aux normes établies en matière de droits de l'homme.
Les arrêts de la Cour devraient servir de base à des réformes juridiques et/ou judiciaires, qui permettront de s'assurer que les lois de ses pays sont compatibles avec la Charte et conformes à la décision de la Cour. Cela permettrait ensuite d'éviter que des allégations similaires soient formulées à l'encontre d'autres États parties.
On s'attend également à ce que ces arrêts soient invoqués par les avocats et qu'ils fondent les décisions des juges au niveau national lorsqu'ils traitent des cas de violations présumées des droits de l'homme. La Cour se réjouit de constater que l'impact de sa jurisprudence a trouvé un certain écho dans les jugements rendus récemment par certaines instances nationales.
À titre d'exemple, la Haute Cour du Lesotho[1] et la Haute Cour du Kenya[2] se sont référées à l'affaire Konaté c. Burkina Faso pour traiter de la liberté d'expression. Étant donné qu'aucun de ces deux pays n'était partie aux affaires touchant à la liberté d'expression jugées par la Cour, cette pratique illustre une tendance à la mise en œuvre préventive et proactive, de manière à éviter d'être condamné par la Cour dans une éventuelle affaire similaire.
Toutefois, dans l'ensemble, le niveau de transposition de la jurisprudence des juridictions internationales et régionales dans les systèmes nationaux est, pour le moins, fort peu encourageant. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce faible niveau de transposition.
Il s'agit notamment du fait que très peu de pays ont transposé dans leur législation nationale, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et d'autres instruments relatifs aux droits de l'homme, de la méconnaissance des instruments relatifs aux droits de l'homme, sans parler de la jurisprudence des juridictions internationales des droits de l'homme, de la méconnaissance de l'existence de la Cour ou de la manière de la saisir, du manque de mesures prises au niveau national pour faciliter cette transposition et de l'absence d'un mécanisme au niveau de l'UA pour la faciliter.
Aux termes de l'article 30 du Protocole, tous les États parties " s'engagent à se conformer aux décisions rendues par la Cour dans tout litige où ils sont en cause et à en assurer l'exécution dans le délai fixé par la Cour ". En vertu de l'article 29 du Protocole, le Conseil exécutif de l'Union africaine (UA) veille à l'exécution des arrêts de la Cour. Certes, l'article 29 du Protocole fait allusion au rôle du Conseil exécutif de l'Union africaine, toutefois la disposition elle-même n'est pas prescriptive quant aux actions/mesures que le Conseil exécutif peut ou ne pas prendre dans l'exercice de son mandat, et à ce jour, le Conseil exécutif n'a rien mis en place dans ce sens.
Excellences,
Beaucoup reste encore à faire pour que l'Afrique, et en particulier les États membres, puissent bénéficier de la très riche jurisprudence des organes internationaux et régionaux des droits de l'homme, telles que la Cour africaine. Il importe, premièrement, que les États membres reconnaissent le rôle très important de la Cour dans la réalisation des objectifs de l'Union africaine et de l'Agenda 2063.
Deuxièmement, les États membres doivent mettre en place des mesures concrètes tant au niveau national que supra national pour surveiller la mise en œuvre des décisions des organes internationaux. Ces mesures peuvent inclure, sans toutefois s'y limiter, la nomination de points focaux, le fait de rendre ces décisions immédiatement applicable au niveau national.
Troisièmement, il est nécessaire de diffuser très largement les décisions des organes internationaux des droits de l'homme et de former les avocats et les magistrats/juges à la possibilité de transposer ces jugements dans les systèmes nationaux.
Quatrièmement, il est nécessaire de fournir une assistance technique aux États membres qui, bien qu'en en exprimant le désir, ne sont pas en mesure d'entreprendre les réformes nécessaires pour mettre en œuvre ou incorporer les décisions de la Cour. À cette fin, la Cour invite l'Union africaine, en particulier le Comité technique spécialisé sur la justice et les affaires juridiques, à finaliser d'urgence l'examen du document-cadre sur le suivi de la mise en œuvre des arrêts de la Cour, lequel prévoit la création d'un fonds pour les droits de l'homme destiné à faciliter l'assistance technique.
Dans le cadre du Dialogue judiciaire bisannuel entre la Cour africaine et les magistrats nationaux, des mesures sont déjà prises pour assurer une meilleure collaboration et des synergies. À cet égard, la Cour élabore actuellement un cours en ligne sur les droits de l'homme à l'intention des juges et des magistrats.
Excellences,
La Cour reconnaît que son mandat consiste à compléter et à renforcer le travail que les États membres accomplissent au niveau national pour promouvoir et protéger les droits de l'homme et des peuples. La Cour ne vise pas et ne saurait remplacer les institutions nationales de promotion et de protection des droits de l'homme, car la responsabilité première incombe aux États membres. La promotion et la protection effectives des droits de l'homme et des peuples relèvent d'une responsabilité collective. Elles exigent de toutes les parties prenantes qu'elles jouent leur rôle.
Les États membres, en tant que premiers dépositaires de pouvoirs, ont la plus grande responsabilité dans la mesure où ce sont eux qui négocient, adoptent, ratifient et incorporent au droit interne les instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme.
Ce sont les États membres qui mettent en place des institutions nationales et internationales de défense des droits de l'homme, afin que ces institutions les aident à s'acquitter des obligations en matière de droits de l'homme qu'ils ont contractées en vertu des instruments régionaux et internationaux relatifs aux droits de l'homme.
Ce sont encore les États membres qui mettent en place les mesures pour exécuter les décisions, les arrêts et les recommandations des organes de défense des droits de l'homme. Ce sont les États membres qui financent, élisent les membres de la Cour et déterminent son budget, sa structure et ses autres ressources pour lui permettre de remplir son mandat.
On ne saurait donc trop insister sur le rôle des États membres dans la promotion et la protection des droits de l'homme. Le succès ou l'échec de la Cour africaine dépend donc, dans une très large mesure, du niveau de coopération que la Cour recevra de la part des États membres.
Vive l'Afrique
Vive l'Union africaine
Vive la Cour africaine
Je vous remercie
J'ai l'insigne honneur d'inviter S.E. Dr Philip Mpango, Vice-président de la République-Unie de Tanzanie et invité d'honneur de cette cérémonie solennelle, à prendre la parole pour son discours de circonstance.
IMANI DAUD ABOUD
[1] Voir Basildon Peta c. Minister of Law, Constitutional Affairs and Human Rights et autres, Cour constitutionnelle de Lesotho, CC 11/2016 (18 mai 2018).
[2] Voir Jacqueline Okuta et un autre c. Attorney General et autres Requête n° 397 de 2016.