Ile Maurice: Attaques contre le DPP - Retour sur une crise institutionnelle

Les réactions n'en finissent pas depuis que le commissaire de police a émis un communiqué mardi remettant en cause les décisions du Directeur des poursuites publiques et de la magistrate du tribunal de Moka dans la libération provisoire de Bruneau Laurette...

Dérangeante chronologie

Mercredi 22 février

La magistrate Jade Ngan Chai King accorde la liberté provisoire à Bruneau Laurette sous des conditions très strictes. La représentante du bureau du Directeur des poursuites publiques (DPP), s'appuyant sur les dispositions de la Bail Act, demande une suspension du jugement car il y aura une demande de révision de cette décision. L'activiste retourne donc en prison.

Dimanche 26 février

Lors d'une campagne de nettoyage, le Premier ministre, s'adressant à la presse, lance des allégations. "Mo bien inkye kan mo trouv ki manier sa bann mafia-la, zot ena linflians lor sertenn dimounn dan sertenn lotorité, dan sertenn institision. Pour moi, franchement, je trouve que les choses deviennent de plus en plus claires (...) et nous verrons qui sont ceux qui n'ont véritablement pas de conviction politique pour mener le combat contre les mafias de la drogue et qui sont ceux qui vont se mettre dans le camp pour soutenir et aider ces présumés criminels."

De quelles institutions parle-t-il ? L'ICAC ou la police ? demande un journaliste. Volte-face dans les réponses. "Nous verrons. Je ne peux accuser personne pour le moment. Mé par konportman, par azisman sertin, nou ava trouvé. Je pense qu'il y aura des choses qui deviendront claires." Le même jour, la défunte page SunTV News publie une vidéo accusant, sans fondement, Me Rashid Ahmine, la magistrate Ngan Chai King, l'ancien chef juge Eddy Balancy et d'autres magistrats, entre autres. La vidéo est vue et partagée. D'autres pages emboîtent le pas, reprenant les mêmes propos.

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Lundi 27 février

Le DPP émet un communiqué pour dire pourquoi il ne demandera pas de révision du jugement de la magistrate. Il est reconnu que les preuves contre Bruneau Laurette sont "strong, sufficient and reliable", mais que le risque de fuite "may, however, be reduced to a negligible level by the imposition of conditions". Quant à l'interférence avec les témoins et preuves, rien n'a été "substantiated". Bruneau Laurette est donc libéré. Dans la journée, le DPP porte plainte contre des attaques à son égard sur les réseaux sociaux.

Les aveux d'Anil Kumar Dip

Mardi 28 février

La page Sun TV News disparaît, mais d'autres poursuivent les attaques. Pour sa part, le chef de la police, Anil Kumar Dip, tient une conférence de presse uniquement à l'attention de la MBC et fait un aveu de taille. "Si éna dimounn pé kapav komandit bann importasion ladrog ou bien pe kontrol tranzaksion ladrog dépi dan so sélil dan prizon, imazinn ou si sa bann-la dan lanatir, ki kapav arivé." Il fait référence à 337 détenus dans des affaires de drogue en attente de leur procès. Faisant fi du fait que le DPP a précisé explicitement que son raisonnement se limite au cas de Bruneau Laurette, il se demande ce qui se passerait si, à la suite de la décision du DPP de ne pas faire appel du jugement de la magistrate, les avocats de ces suspects décidaient de demander la liberté conditionnelle pour leur client. Anil Kumar Dip se demande si cette décision du DPP n'est pas en train de créer un "evil precedent".

Tout d'abord, ce terme en a surpris plus d'un car le jugement a été émis par la cour de district et de ce fait, ne crée aucun précédent. Aucun avocat ne pourra évoquer cela en défense de leurs clients. Dans les milieux du judiciaire, plusieurs s'interrogent sur le fil de sa pensée car il est très improbable qu'un membre de la magistrature prenne en considération la position du DPP dans cette affaire pour délibérer sur une autre.

Plus tard, dans la journée, la police émet un communiqué à travers le Government Information Service. Cette fois-ci, pas d'autoquestionnement, mais une affirmation. "This decision (...) creates an 'evil precedent'", et reprend les propos de détenus qui vont désormais demander la liberté conditionnelle et rappelle que la police n'a pas les moyens d'assurer que les conditions imposées par la Cour soient respectées.

Les lois et la Constitution

Avec ou sans la décision du DPP de ne pas faire appel, la Bail Act prévoit que "(...) every detainee shall be entitled to be released on bail". N'importe quel détenu ou suspect peut demander à son avocat de présenter une motion pour sa libération. La loi précise aussi que le pouvoir de "refuse to release a defendant or detainee on bail" revient à la Cour uniquement. De plus, la Bail Act prévoit qu'outre le DPP, la police a le droit de faire appel de la décision de la justice. Chose que la police n'a pas faite. Sur la détention provisoire et la caution, des dizaines de jugements de la Cour suprême et du Privy Council font jurisprudence. Depuis qu'Anil Kumar Dip a émis son communiqué, plusieurs avocats font référence à l'affaire Khoyratty en 2006, qui revient sur les différentes tentatives des gouvernements successifs de ne pas accorder la caution aux suspects dans les affaires de drogue.

Nous sommes en 1986. La Dangerous Drugs Act est votée et interdit la caution pour certains délits de drogue. La même année, la Cour suprême statue que cette provision de la loi est inconstitutionnelle. En 2002, un amendement constitutionnel est apporté à l'article 5, qui garantit la liberté individuelle. Cet amendement avait encore une fois rendu possible l'interdiction de la caution pour les délits de drogue et terrorisme. En 2006, Abdool Rashid Khoyratty, accusé de trafic de drogue, conteste cet amendement constitutionnel et les Law Lords sont catégoriques : c'est au judiciaire, et non pas à l'Assemblée nationale, de décider de la liberté des suspects. Pour en revenir aux 337 détenus en attente de leur procès, Anil Kumar Dip n'a pas donné d'indications sur le temps qu'ils ont passé on remand. Toujours est-il que l'article 10 de la Constitution s'attarde sur le concept répandu de l'innocence tant que la culpabilité n'est pas prouvée dans un procès "within a reasonable time".

"Evil Precedent"

Le constitutionnaliste Rajen Narsinghen est catégorique. C'est le communiqué de la police qui est un "dangereux précédent" car il s'attaque à deux institutions : la justice et le DPP. "De plus, une telle déclaration devrait être accompagnée de faits solides. Il n'est pas interdit, dans une démocratie, d'exprimer une opinion contraire à celle d'un magistrat ou d'un juge, mais il faut la soutenir par des arguments légaux. Il ne peut pas simplement venir avec un "blanket statement". Il pouvait venir dire sur quels points la contestation devrait reposer", fustige-il. L'autre option du commissaire, dit-il, est de faire une demande de révision judiciaire de la décision du DPP de ne pas faire appel. "Il n'y avait aucun besoin de monter sur les toits pour exprimer son désaccord. Tout est prévu dans nos lois." Rajen Narsinghen rappelle aussi que la présomption d'innocence est garantie par la Constitution. Cependant, il rappelle que la Cour suprême a déjà rejeté de tels appels et maintenu le refus de la liberté conditionnelle aux détenus. À chaque fois, les décisions sont clairement expliquées. "De toute façon, accorder la liberté conditionnelle est le principe de base. Il n'y a que dans des cas précis qu'elle n'est pas accordée", rappelle-t-il.

L'autre point qu'il avance est la hiérarchie constitutionnelle. Le Commissaire de police et le DPP font tous les deux parties de l'exécutif. Toutefois, Rajen Narsinghen explique qu'il existe le concept de "enhanced separation of powers". Partant de là, chacun a son territoire. La procédure veut qu'après enquête, le DPP analyse les dossiers et se basant sur plusieurs critères, dont le principal est l'intérêt public, décide de la marche à suivre. De plus, toujours dans la hiérarchie, le DPP a un poste supérieur à celui du Commissaire, et il s'appuie sur la Constitution pour justifier ses propos. "La Constitution prévoit que le Premier ministre peut donner des directives générales au chef de la police sur le maintien de l'ordre. Ce qui n'est pas le cas pour le DPP, qui n'est pas "subject to the direction or control of any other person or authority"." Quant aux nominations, le Commissaire est nommé par la Disciplined Forces Services Commission en consultation avec le Premier ministre. Quant au DPP, sa nomination est faite par la Judicial and Legal Services Commission uniquement et de ce fait, sa position, même au sein de l'exécutif, est "quasi-judicial".

Face à cette crise qui se joue, Rajen Narsinghen rappelle que le DPP a toujours la possibilité de saisir la Cour suprême et se basant sur l'article 83 de la Constitution, pour demander une déclaration sur la séparation des pouvoirs car si cette crise continue, ce fondement même de la démocratie sera en danger.

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