Afrique: Lettre conjointe aux États-Unis sur l'allègement éventuel des sanctions à l'encontre de M. Dan Gertler

communiqué de presse

Antony Blinken

Secrétaire d'État

Washington, D.C. 20520

Janet Yellen

Secrétaire au Trésor

Washington, D.C. 20220

Le 8 mars 2023

Sujet: L'allègement éventuel des sanctions imposées à M. Dan Gertler

Monsieur le Secrétaire d'État,

Madame la Secrétaire au Trésor,

Nous soussignés, membres d'organisations de la société civile congolaise et internationale, vous écrivons à nouveau afin d'exprimer notre inquiétude grandissante concernant un éventuel allègement des sanctions imposées à l'homme d'affaires Dan Gertler. Nous estimons que les conditions légales pour la levée de ces sanctions ne sont pas remplies et que les lever nuirait aux intérêts des États-Unis en matière de lutte contre la corruption, de promotion de la prospérité en République démocratique du Congo (RDC), et le maintien de la crédibilité et de l'efficacité d'instruments de sanctions comme le programme Global Magnitsky.

Le Département du Trésor a sanctionné M. Gertler et ses sociétés pour corruption de haut niveau en RDC, en décembre 2017. Selon le communiqué de presse du Trésor, " la RDC aurait perdu plus de 1,36 milliard de dollars " en conséquence de ses " accords opaques et entachés de corruption ". (M. Gertler a constamment nié tout acte répréhensible.)

Après un lobbying persistant de la part des avocats de M. Gertler, la précédente administration lui a accordé une licence de dernière minute en janvier 2021. La portée de la licence était si étendue qu'elle annulait de fait les sanctions. De nombreuses organisations parmi les signataires ont alors demandé que la nouvelle administration révise d'urgence cette licence. Sous votre autorité, la licence a rapidement été révoquée en mars 2021, et qualifiée d'" incompatible avec les intérêts importants de politique étrangère des États-Unis en matière de lutte contre la corruption à travers le monde ".

En dépit d'appels à l'ouverture d'une enquête, il n'y a pratiquement pas eu d'informations sur la raison et les modalités d'octroi de cette licence en janvier 2021. À la suite d'une action en justice intentée en vertu de la loi sur la liberté de l'information (Freedom of Information Act) par l'organisation Citoyens pour la responsabilité et l'éthique à Washington (Citizens for Responsibility and Ethics in Washington, CREW), le public a appris que la précédente administration avait déjà accordé une autre licence plus restreinte à M. Gertler, apparemment à " des fins caritatives ".

L'absence de reddition de compte et de transparence pour ces deux licences est particulièrement préoccupante puisque, selon notre compréhension, le gouvernement et la présidence de la RDC exhortent désormais le gouvernement américain à accorder de nouveau à M. Gertler une levée des sanctions. La RDC agit ainsi à la suite de l'accord de règlement des litiges (l'" Accord ") qu'elle a signé en février 2022 avec Ventora, la société de M. Gertler. Cet accord n'a été que partiellement rendu public après une forte pression de la part du Fonds monétaire international et des organisations de la société civile.

Selon le Global Magnitsky Human Rights Accountability Act (loi Global Magnitsky sur la redevabilité en matière de droits humains), les sanctions imposées dans le cadre de ce programme ne peuvent être levées que (1) s'il existe des informations crédibles selon lesquelles la personne visée ne s'est pas livrée aux activités pour lesquelles les sanctions ont été imposées ; (2) si la personne a été poursuivie en justice pour les activités en question ; (3) si la personne a fait preuve d'un changement significatif de comportement, a subi des conséquences appropriées pour ses actes et s'est engagée de manière crédible à ne plus se livrer à un tel comportement ; ou (4) si une telle levée est jugée conforme aux intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale.

Comme nous l'exposons ci-dessous, nous estimons qu'aucun de ces quatre critères n'est rempli.

Premièrement, comme vous le savez, de nombreuses organismes gouvernementaux et des tribunaux ont estimé crédibles les allégations selon lesquelles M. Gertler était impliqué dans des actes susceptibles d'être sanctionnés. Par exemple, en octobre 2016, le Département américain de la Justice est parvenu à un accord avec une filiale du fonds d'investissement new-yorkais Och-Ziff accusée de corruption en RDC. Och-Ziff a reconnu que son " partenaire en RDC ", largement identifié comme étant Dan Gertler (y compris dans des documents judiciaires), avait versé de multiples pots-de-vin.

Selon l'exposé des faits, " le partenaire en RDC, conjointement avec d'autres entités, a versé plus de cent millions de dollars de pots-de-vin à des responsables de la RDC afin d'obtenir un accès spécial à et des tarifs préférentiels pour des opportunités dans le secteur minier contrôlé par le gouvernement en RDC". Bien que M. Gertler n'ait pas été directement inculpé dans cette affaire, un juge américain a condamné une filiale d'Och-Ziff à base de ces informations.

Deuxièmement, M. Gertler n'a jamais été poursuivi en justice pour son rôle présumé dans ces pratiques de corruption passées. Malgré les éléments de preuve rassemblés lors de l'enquête concernant Och-Ziff, M. Gertler n'a pas été personnellement poursuivi dans cette affaire présumée de corruption. Des enquêtes pénales menées aux États-Unis et au Royaume-Uni sur Glencore, une autre société ayant étroitement travaillé avec M. Gertler, se sont concentrées essentiellement sur d'autres pays et d'autres faits. Des enquêtes ouvertes aux Pays-Bas et en Suisse sur les pratiques corruptrices présumées de Glencore en RDC, dans lesquelles est potentiellement impliqué M. Gertler, n'ont pas encore abouti. L'enquête du Royaume-Uni sur le troisième partenaire d'affaires de M. Gertler, Eurasian Natural Resources Corp, est elle aussi toujours en cours.

L'Accord ne fournit par ailleurs pas de perspective de redevabilité. Au contraire, il protège explicitement les sociétés affiliées à M. Gertler contre toute poursuite judiciaire en RDC, le pays auquel il a causé du tort. Au lieu de recevoir des réparations pour les milliards qu'elle a perdus, la RDC va effectuer un paiement net de 189 millions d'euros à l'entreprise de M. Gertler pour lui racheter des blocs d'extraction de pétrole et des permis d'exploitation minière que M. Gertler n'a pas pu revendre avant d'être sanctionné. L'un des fondements des sanctions, selon le communiqué de presse qui les annonçait, était que M. Gertler avait agi en qualité d'intermédiaire dans des accords miniers et pétroliers opaques et corrompus qui auraient entraîné des pertes de 1,36 milliard de dollars pour l'État entre 2010 à 2012.

Cela représente près de la moitié du budget de la santé du pays sur ces trois années, un budget bien en-deçà de la moyenne régionale et des dépenses par habitant identifiées comme étant le minimum pour fournir des soins de santé adéquats en RDC selon une étude soutenue par l'Organisation mondiale de la Santé. Il est difficile de comprendre pourquoi la RDC devrait payer quoi que ce soit à M. Gertler alors que l'étendue et la nature de la corruption qu'il a facilitée ont probablement eu un impact considérable sur les droits humains de nombreux Congolais.

Troisièmement, M. Gertler n'est apparemment pas parvenu à démontrer qu'il a changé de comportement de manière significative. Des éléments de preuve publiés par la Plateforme de Protection des Lanceurs d'Alerte en Afrique (PPLAAF) et par Global Witness, sur la base d'informations fournies par des lanceurs d'alerte, ont montré que les flux de revenus de M. Gertler continuent d'être opaques. Et à la suite de leurs révélations, les deux lanceurs d'alerte ont été condamnés à mort en RDC et sont toujours sous le coup de cette condamnation à ce jour.

Plutôt que de subir les conséquences appropriées de ses actes, M. Gertler va continuer à percevoir, pendant au moins une décennie, une moyenne de 200 000 dollars par jour de royalties provenant de trois projets miniers très lucratifs. L'Accord confirme la validité de ces transactions, en dépit de la manière douteuse dont M. Gertler les a conclus. Si M. Gertler est en droit de contester les allégations portées contre lui, son absence totale de contrition ou d'introspection apparente fait qu'il est difficile d'affirmer qu'il s'est " engagé de manière crédible" à ne plus recourir à ce genre de pratiques à l'avenir.

En fin, nous estimons que la levée de ces sanctions est contraire aux intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale. L'implication continue de M. Gertler compromet une part importante de la chaîne d'approvisionnement en cobalt et limite les possibilités pour les sociétés américaines de considérer la RDC comme source d'approvisionnement ou comme pays d'investissement, en particulier dans les trois projets desquels il continue de percevoir des royalties. Si les sanctions sont allégées sur la base de cet Accord déséquilibré, cela créerait un précédent dans lequel on récompenserait un acteur qui n'a pas fait preuve d'un changement significatif de comportement tout en continuant à causer des torts aux populations que les sanctions étaient censées aider.

Tout accord qui permettrait à M. Gertler de continuer à tirer profit des activités entachées de corruption pour lesquelles il avait été sanctionné saperait la crédibilité et l'intégrité du programme de sanctions de la loi Global Magnitsky et, plus généralement, de l'ensemble des programmes américains de sanctions. Il exposerait également davantage les sociétés américaines et le système financier américain au risque de corruption de l'étranger.

Autrement dit, l'Accord a été négocié en secret et le résultat est dommageable pour la RDC et pour son peuple. Par conséquent, aucun allègement de sanctions ne devrait être accordée à M. Gertler sur base de cet accord. Tout allègement des sanctions pour M. Gertler et les entités qui lui sont affiliées devrait être fondé uniquement sur un accord qui est conforme aux principes suivants :

  • La suspension immédiate de tout nouveau paiement à M. Gertler, compte tenu du processus présumé illégal par lequel il a acquis le droit de percevoir ces paiements
  • Des négociations transparentes incluant le gouvernement de la RDC, son parlement et sa société civile avant la finalisation de l'accord
  • Une déclaration exhaustive de tous les actifs encore détenus en RDC par M. Gertler et ses sociétés affiliées et mandataires, et leur rétrocession à titre gratuit à la RDC
  • La conclusion de toutes les enquêtes menées par d'autres États sur des affaires de corruption en RDC dans lesquelles les transactions d'affaires de M. Gertler sont examinées
  • Une analyse indépendante de toutes les pertes passées subies par la RDC, afin de déterminer des réparations appropriées
  • Une coopération totale de la part de complices congolais aux enquêtes menées par la justice de la RDC
  • L'annulation des peines de mort prononcées contre les deux lanceurs d'alerte congolais

En outre, étant donné les circonstances malheureuses, que certains ont qualifiées d'" abus de procédure " ayant entouré l'octroi de la licence à M. Gertler dans les derniers jours de administration précédente, il est essentiel pour que le programme de sanctions Global Magnitsky, et les régimes de sanctions américains plus généralement, conservent leur légitimité, que le gouvernement des États-Unis s'engage dans un processus ouvert et transparent s'il a l'intention d'envisager une forme quelconque d'assouplissement des sanctions imposées à M. Gertler. Un tel processus devrait inclure des consultations avec la société civile, et plus particulièrement des organisations congolaises, et avec le Congrès.

Le pouvoir des sanctions américaines vous a donné une force d'influence sur les négociations actuelles, ainsi qu'une responsabilité de faire en sorte que le résultat ne vienne pas aggraver des injustices passées. Nous vous demandons instamment d'user de votre voix et de votre influence pour soutenir le peuple congolais.

Nous vous remercions par avance de votre attention.

Nous nous tenons à votre entière disposition pour toute question ou tout complément d'information.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Secrétaire, Madame la Secrétaire, en l'expression de notre haute considération.

AFREWATCH

Cadre de Concertation de la société civile de l'Ituri sur les ressources naturelles (CdC/RN)

Centre congolais pour le Droit du développement durable (CODED)

Citizens for Responsibility and Ethics in Washington

CONGO NOUVEAU

FACT Coalition

FILIMBI

Freedom House

Human Rights First

Human Rights Watch

Initiative pour la Bonne Gouvernance et les Droits Humains (IBGDH)

Le Congo n'est pas à Vendre (Congo is not for sale)

Les Congolais Debout

LUCHA

Mouvement Justice en Action

Mouvement National des Consommateurs Lésés

Never Again Coalition

Open Society Foundations

Platform to Protect Whistleblowers in Africa (PPLAAF)

Publiez Ce Que Vous Payez

Resource Matters

Rights and Accountability in Development (RAID)

The Sentry

Transparency International-US

UNIS

AllAfrica publie environ 500 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.