"Gatsa-Gatsa" ("oeil pour oeil", en langue wolof). C'est l'expression qu'Ousmane Sonko, leader de l'opposition sénégalaise et fondateur du parti Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité, Pastef, a prononcée lors d'un méga meeting à Keur Massar (banlieue de Dakar) le 22 janvier 2023.
Depuis lors, l'expression est devenue un hashtag sur les médias sociaux et les forums en ligne ainsi qu'un cri de ralliement pour une bonne partie de la jeunesse sénégalaise qui, compte tenu des récents reculs démocratiques du pays, a jugé inévitable une confrontation avec le régime de Macky Sall. Si le leitmotiv "Gatsa-Gatsa" fait écho aux appels incessants de Sonko à la résistance contre le régime Sall depuis février 2021 (date à laquelle il a été accusé de viol et de menaces de mort par la masseuse Adji Sarr), il s'agit également d'une réaction contre la récente décision judiciaire d'envoyer l'affaire en procès.
Équité judiciaire et confrontation
Il a fallu deux ans à la justice sénégalaise pour organiser une audience préliminaire et une confrontation entre Sonko et son accusatrice, Adji Sarr. Samba Sall, le premier juge qui avait hérité de l'affaire,est décédé en avril 2021, ce qui a entraîné la nomination d'Oumar Maham Diallo qui, huit mois auparavant, avait partagé un post Facebook incriminant Ousmane Sonko. Cette nomination a soulevé de nombreuses questions quant à l'impartialité du juge Diallo et a conforté les partisans de Sonko dans leur demande au juge de se récuser.
L'audience préliminaire et la confrontation entre le leader de Pastef et son accusatrice ont révélé des éléments intéressants qui, selon de nombreux observateurs, remettent sérieusement en cause le récit de la plaignante.
Tout d'abord, Baye Mbaye Niasse (le guide spirituel "autoproclamé" d'Adji Sarr) et les avocats de Sonko ont présenté au juge six conversations audio entre Adji Sarr et Niasse. Dans l'une d'elles, Sarr dit que les accusations sont un complot contre Ousmane Sonko. Sommée par le juge de s'expliquer, Adji Sarr a confirmé l'authenticité des enregistrements mais a déclaré que leur contenu était un stratagème pour tromper Niasse et tester sa loyauté puisqu'il prétendait vouloir la sortir de cette situation. Que sa justification soit convaincante ou non, les enregistrements ont jeté de sérieux doutes sur les accusations devant le tribunal de l'opinion publique.
Le deuxième élément qui transparaît lors de l'audience préliminaire est le rôle prétendument douteux du procureur général de l'époque, Serigne Bassirou Guèye, pendant la phase d'enquête. Sonko et ses avocats ont affirmé détenir des preuves que l'ancien procureur a "falsifié" le rapport d'enquête initial de la police en supprimant des preuves disculpatoires. Ils ont également affirmé détenir un rapport interne de la gendarmerie ayant fait l'objet d'une fuite et qui prouve que le procureur s'est permis des libertés avec l'enquête.
Le troisième élément qui est apparu est l'existence du rapport de la gendarmerie, commandité par le général Jean-Baptiste Tine, à la suite du licenciement précipité du capitaine Oumar Touré, l'ancien officier de la gendarmerie qui a mené l'enquête préliminaire sur les accusations portées contre Sonko. Quelques semaines avant son licenciement, le capitaine Touré avait publié une vidéo et un message sur les médias sociaux dans lesquels il déclarait être suivi par des individus non identifiés et craindre pour sa vie.
La démission de Touré et les messages sur les médias sociaux ont provoqué une onde de choc dans tout le pays, entraînant une enquête interne de la gendarmerie.
Le rapport a fuité et s'est retrouvé entre les mains d'un journaliste d'investigation, Pape Alé Niang, qui a publiquement divulgué son contenu avant d'être arrêté et emprisonné par le régime. Niang a été récemment libéré après une intense pression nationale et internationale de la part d'organisations de la société civile, de défense des droits de l'homme et de journalistes.
En plus de ces éléments importants, le Dr Alphousseyni Gaye, le gynécologue qui a examiné l'accusatrice la nuit du crime présumé, a été entendu par le juge et a réaffirmé que son examen médical n'a apporté aucune preuve de viol.
Malgré tous ces éléments et l'incapacité des avocats de l'accusatrice à présenter des preuves tangibles du crime, le juge Diallo a inculpé Sonko et renvoyé l'affaire en procès. Sonko et ses avocats, qui s'attendaient à un non-lieu, ont vainement fait appel de la décision du juge. Alors qu'aucune date n'a encore été fixée pour le procès, la rhétorique des deux parties (opposition et régime) a pris un ton plus incendiaire et belliqueux.
L'affrontement a commencé
Lors de son méga meeting à Keur Massar, Sonko a déclaré solennellement :"J'ai déjà écrit mon testament et maintenant, je suis prêt à affronter Macky Sall sur tous les fronts".
Si cette déclaration a été accueillie avec enthousiasme par une foule extatique de partisans et de jeunes gens qui le considèrent comme un rédempteur et celui sur qui ils fondent leur espoir, elle a sans aucun doute résonné comme une menace et un défi pour les partisans du régime. Depuis lors, les deux camps continuent de se livrer une guerre par procuration via la presse, les médias sociaux ainsi que des visites et des tournées improvisées qui sont devenues l'arme d'attraction massive de Sonko.
Le 10 février 2023, Sonko et ses partisans ont bravé une interdiction de manifester à Mbacké (à deux heures et demie à l'est de Dakar) qui s'est transformée en une violente confrontation avec la police. La manifestation a entraîné d'importants dégâts matériels, des dizaines d'arrestations et de blessures.
La chaîne de télévision privée Wal-Fadjri, qui a retransmis en direct les affrontements, en a également subi les conséquences lorsque le CNRA a coupé et suspendu son signal pendant une semaine. Malheureusement, ce type de censure est récurrent sous le régime Sall et prouve une volonté politique d'étouffer la liberté de la presse et la liberté d'opinion. Une semaine après la confrontation de Mbacké, Sonko a de nouveau été convoqué au tribunal, cette fois pour un procès en diffamation intenté contre lui par l'ancien ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang.
Brutalité policère
Mais ce qui ressort de cette journée reste la brutalité avec laquelle une unité spéciale de la police a brisé la vitre de la voiture de Sonko, l'a trainé dehors et l'a forcé à monter dans un véhicule de police blindé. La vidéo s'est rapidement répandue dans les médias nationaux et internationaux ainsi que dans les réseaux sociaux.
Si ces images ont énormément terni la démocratie sénégalaise, elles ont exposé la nature de plus en plus répressive du régime et fait gagner davantage de soutien populaire et de sympathie pour Ousmane Sonko. Bien que la police n'ait pas arrêté Sonko, ses actions injustifiées continuent de mettre en danger et de menacer l'intégrité physique de l'opposant que le gouvernement doit protéger.
Agitation contre une troisième candidature
A moins d'un an de l'élection présidentielle de 2024, Macky Sall n'a pas encore clarifié son intention de quitter le pouvoir étant donné que constitutionnellement il ne peut plus déposer une candidature à la présidentielle.
Par conséquent, il existe une crainte réelle qu'il puisse forcer le passage à l'élection et plonger le pays dans une tension politique similaire à celle de 2011, lorsque le président de l'époque, Abdoulaye Wade, avait décidé de briguer "inconstitutionnellement" un troisième mandat.
En outre, il existe une appréhension palpable chez beaucoup de Sénégalais que Sonko pourrait perdre son procès sur les affaires de viol et de diffamation, scellant ainsi son destin de candidat à la présidence en 2024. En ce sens, la nouvelle stratégie de Pastef consiste à faire une démonstration de force par le biais de grands rassemblements et de démarchages à travers le pays pour consolider son soutien populaire et mettre une énorme pression sur le régime Sall. Cette approche répond à un double objectif.
Premièrement, elle vise à annihiler toute tentative de manipulation de la justice pour un verdict de culpabilité dans l'affaire de viol qui disqualifierait systématiquement Sonko de la course à la présidentielle de 2014. Le soulèvement populaire de 2021 a clairement montré que toute tentative d'instrumentaliser le système judiciaire à des fins politiques entraînera des confrontations violentes aux résultats désastreux. Ce que les Sénégalais attendent, c'est un procès équitable et transparent pour toutes les parties impliquées.
Deuxièmement, l'agitation politique envoie des signaux d'avertissement au Président Sall : toute tentative de briguer un troisième mandat se heurtera à une résistance populaire farouche.
Cependant, le blocus du domicile de Sonko par la police a considérablement limité sa liberté de mouvement. En outre, le refus systématique des demandes d'autorisation de rassemblement de son parti (par les administrations locales) entrave de plus en plus sa tactique de mobilisation de masse. Cette situation nie ainsi un droit constitutionnel fondamental (celui de manifester et de se rassembler) et crée des affrontements violents entre les forces de sécurité et les partisans de Sonko qui veulent à tout prix exercer leurs droits constitutionnels.
Campagnes de dénonciation
Récemment, le Pastef a inclus dans sa stratégie des campagnes internationales de dénonciation du régime et de correction de la rhétorique de diabolisation à son égard.
La coalition au pouvoir (Benno Bokk Yakkaar) a intensifié sa campagne visant à présenter Sonko comme un "salafiste", un "terroriste" et un leader politique "anti-français/occidental" qui veut mettre en péril les intérêts occidentaux au Sénégal, une image contre laquelle Sonko et ses partisans ont riposté par une campagne de relations publiques soutenue.
Le 28 février 2023, Sonko a ainsi publié "un message à la communauté internationale", un long discours traduit en arabe, en anglais et en français dans lequel il détaille le recul démocratique du Sénégal, notamment la multiplication des prisonniers politiques (y compris des mineurs selon le journaliste d'investigation Pape Alé Niang) et les récentes attaques contre son intégrité physique, entre autres formes de répression gouvernementale. Alors que Sonko continue de bénéficier d'un soutien populaire plus important, son discours à l'égard du régime s'est radicalisé et son appel à la résistance se transforme progressivement en un appel à la "riposte".
D'un autre côté, le régime Sall semble également résolu à faire respecter la loi et l'ordre par tous les moyens nécessaires. Face à ce bras de fer et à une rhétorique cavalière de part et d'autre, des segments de la société civile et des leaders religieux multiplient les appels à la paix, au dialogue et à la médiation pour éviter une impasse sociopolitique sans précédent avant la présidentielle de 2024.
Assistant Professor, Emory University