Ile Maurice: Iqbal Toofany - Huit ans après - Aucun signe de justice alors que les larmes ne cessent de couler

Dans cette rubrique hebdomadaire, nous revenons sur des disparitions, des faits divers ou des crimes qui ont été perpétrés il y a plusieurs semaines, mois, années... Des drames qui ont marqué les esprits et qui ont bouleversé des vies à tout jamais.

Au cours d'un matin habituel de la semaine, on la retrouve alors qu'elle s'apprête à quitter son domicile, à Vacoas, pour se rendre à son lieu de travail. Néanmoins, Amiirah Toofany nous accueille à coeur ouvert, et avec quelques larmes, alors que ses trois filles sont chargées de leurs responsabilités éducatives et professionnelles. Dans le petit coin du salon, un chien féroce nous surveille avec vigilance. Huit ans se sont écoulés. Toutefois, la douleur et l'incompréhension semblent toujours régner chez la famille Toofany alors qu'Amiirah, veuve, nous relate de nouveau la mort en détention policière de son époux, Iqbal Toofany.

L'affaire remonte au 1er mars 2015, lorsque des policiers de l'Emergency Response Service (ERS), affectés au poste de police de Bambous, avaient pris la route vers Rivière-Noire pour procéder à un exercice de stop and search à La Balise Marina, vers 23 h 30. Parmi les trois voitures contrôlées : celle à bord de laquelle se trouvait Iqbal Toofany. Lorsque ce dernier avait présenté une copie de son permis de conduire, il aurait été constaté que sa vignette d'assurance ne correspondait pas à sa plaque d'immatriculation. La raison : Iqbal Toofany avait acheté la voiture la veille et n'avait pas encore fait les démarches administratives pour transférer l'assurance à son nom. Toutefois, selon le personnel de l'ERS, ne pouvant fournir d'explication "plausible" à cette anomalie, l'homme aurait alors été soumis à une fouille corporelle, au cours de laquelle des objets "suspects" auraient été retrouvés dans sa voiture.

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Soupçonné de vol, Iqbal Toofany aurait ensuite été conduit au poste de police de Rivière-Noire pour un exercice de vérification. D'autant qu'il y avait des cas de vol de voiture dans la région. Pendant cette nuit du 1er au 2 mars 2015, Iqbal Toofany ne fut pas autorisé à sortir, même si l'ERS avait eu confirmation que la voiture à bord de laquelle il voyageait n'avait pas été volée. Il était alors en parfaite santé. Et, pour la suite de l'enquête, il fut remis entre les mains de cinq policiers du Central Investigation Division, à savoir Vikash Persand, Jonny Laboudeuse, Ghislain Marie Ronny Vincent Qaiqui, Jean François Numa et Joshan Raggoo. Cependant, au matin du 2 mars, vers 10 heures, Iqbal Toofany avait dit se sentir mal et avait été transporté du poste de police à l'hôpital de Candos. À peine une cinquantaine de minutes plus tard, il avait rendu l'âme. Il était âgé de 43 ans.

"Ou misié sa? Koumsa zot inn bat li!"

Amiirah Toofany nous confie que lorsqu'elle s'était précipitée à l'hôpital, après avoir appris que son époux y avait été emmené -sans comprendre ce qui s'était passé -,les gardes de sécurité sur place l'avaient interpellée. "Je me souviens toujours du regard stupéfait des gardes, qui s'étaient exclamés :' Ou misié sa? Koumsa zot in bat li!' J'ai également appris qu'Iqbal était très agité à ce moment-là ; tellement désespéré qu'il était même tombé. Il était en train de souffrir et lorsque j'ai pu finalement le voir, il n'était plus..."

Elle éclate en larmes avant de retrouver le calme pour nous parler à nouveau. "Jusqu'à aujourd'hui, je ne sais toujours pas ce qu'il voulait partager pendant ses derniers moments. Peut-être voulait-il voir sa famille une dernière fois et nous dire comment il avait souffert. Son corps portait des blessures. Il était clairement évident qu'il avait été battu et torturé sans pitié, au point que même s'il était sorti vivant de l'hôpital, il serait probablement immobilisé au lit", nous dit-elle.

Par la suite, l'autopsie pratiquée par le chef du service médico-légal de la police, le Dr Sudesh Kumar Gungadin, avait révélé qu'Iqbal Toofany avait succombé à un oedème pulmonaire à la suite des coups qu'on lui avait infligés. Il portait 14 blessures sur le corps, raison pour laquelle le chef du département médico-légal de la police avait écarté la thèse de mort naturelle.

Une enquête fut alors initiée par le Central Criminal Investigation Department et les cinq policiers furent provisoirement inculpés pour "Torture by public official". Or, le 18 mars 2015, un médecin de la police présenta son rapport médico-légal, qui attribuait la cause du décès d'Iqbal Toofany à un "hypovolemic shock following soft tissue injuries". L'accusation provisoire de torture fut par conséquent rayée et les cinq policiers furent provisoirement inculpés pour assassinat.

Preuves insuffisantes : "No one killed Iqbal Toofany"

Dès lors, le Directeur des poursuites publiques (DPP) institua une enquête judiciaire pour faire la lumière sur les circonstances entourant la mort d'Iqbal Toofany en détention policière, qui conclut au foul play. Trois ans plus tard, en mai 2018, des charges formelles furent logées et les cinq policiers furent poursuivis pour torture. Des témoins vinrent également de l'avant dans cette affaire, notamment un gardien posté à proximité qui avait affirmé avoir entendu les cris d'Iqbal Toofany la nuit précédant son décès et que des policiers l'avaient traîné hors du poste de police.

Alors que l'affaire était entendue au tribunal, deux des cinq policiers -Vincent Qaiqui et Johnny Laboudeuse - décédèrent avant que le jugement ne fût rendu. Le 3 août 2020, soit cinq ans après la mort d'Iqbal Toofany, les trois autres policiers furent acquittés par la Cour intermédiaire, la magistrate Niroshni Ramsoondar n'étant pas satisfaite de l'argument de la plaidoirie et donnant aux accusés le bénéfice du doute. Le DPP de l'époque, Me Satyajit Boolell, déposa à son tour dix points d'appel contre le jugement de la magistrate. Parmi eux : "The learned Magistrate was wrong to conclude that the evidence of Dr Gungadin, Chief Police Medical Officer, was inconsistent with the prosecution case (...)", et "in all the circumstances of the case, the learned Magistrate was wrong to have afforded the benefit of the doubt to the Respondents in view of the overwhelming circumstantial evidence establishing their guilt beyond reasonable doubt".

À quand la justice ?

Huit ans après, pas de réponses. La douleur existe toujours; il n'y a pas de justice, et les larmes n'ont pas séché. "C'est comme si c'était arrivé hier. Même aujourd'hui, le mois de mars apporte son lot de traumatismes et ne nous laisse pas en paix. Récemment, à l'occasion de Shab-e-Baraat, nous avons fait une prière pour lui (Iqbal). Je me demande toujours comment serait la vie s'il était là", confie Amiirah Toofany.

Le 19 mars 2023, Iqbal Toofany et elle auraient célébré leur 28e anniversaire de mariage. Leurs trois filles sont aujourd'hui âgées respectivement de 15, 24 et 27 ans. La plus jeune est à l'école, l'aînée travaille et la cadette souhaite poursuivre ses études, en plus de l'emploi qu'elle a pris très jeune pour aider à subvenir aux besoins de la famille après la mort de son père. Toutefois, elles n'ont toujours aucune réponse sur ce qui est arrivé à leur père. "Même s'il était soupçonné de quoi que ce soit, avaient-ils le droit de l'agresser et de le tuer ?" s'interroge la famille.

La veuve et les filles d'Iqbal doivent aussi faire face à des préjugés dans la société, apprend-on. "Harcèlement de la part de certains hommes qui menacent et dénigrent via les réseaux sociaux ; craintes et insécurité pour notre vie; rumeurs sur Iqbal et actes de haine et d'intimidation subtiles pour avoir continué à réclamer justice", en sont quelques exemples, selon les dires d'Amiirah Toofany. La famille réclame également à l'État des dommages de Rs 25 millions. Et dans ce cycle répétitif de rencontres avec des avocats et de rendez-vous au tribunal, les dates sont parfois même oubliées, affirme-t-on.

Cependant, leur détermination ne s'est pas affaiblie. La veuve d'Iqbal Toofany nous confie : "Récemment, lorsque j'ai vu les vidéos d'autres cas de torture policière sur les réseaux sociaux (NdlR, divulguées par Bruneau Laurette en 2022), je me suis convaincue que les tortures sont une pratique courante de la part de certains policiers, et que personne n'exige d'eux qu'ils répondent de leurs actes. Je n'arrête pas d'imaginer que c'est ainsi qu'ils ont battu mon époux... Je suis déterminée à obtenir justice pour que mes enfants puissent avoir une réponse. Nous évitons de parler de son décès, mais nous souffrons toutes en silence. Parfois, je rêve qu'il me dise qu'il souffre. Je me battrai jusqu'à ce que les coupables soient punis."

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