Ile Maurice: Alain Gordon-Gentil - 'Des soldats allemands et des Juifs à Maurice, cela a donné des ailes à mon imagination'

interview

"Où vont les ombres quand la nuit vient", le nouveau roman d'Alain Gordon-Gentil, paru aux Éditions Hervé Chopin a été lancé le vendredi 17 mars au Hennessy Park Hotel.

Plus de 20 ans après "Le voyage de Delcourt", nous retrouvons les protagonistes Marika et Delcourt. Mais vus de l'extérieur. Ces personnages vous tiennent tellement à coeur qu'il fallait raconter leur histoire sous un autre angle ?

Marika Lindenbaum et Delcourt Chasles sont des personnages qui illustrent d'une certaine manière ma conception de la vie et surtout des rapports humains. Il y a 20 ans, quand j'écrivais Le voyage de Delcourt, j'essayais d'explorer la rencontre d'un exalté de l'amour avec un ange aux apparences calmes. En m'enfonçant dans ce thème, je me suis retrouvé dans une sorte de métamorphose de l'écriture. L'histoire était tellement bouleversante que même mon écriture a changé pour épouser les brûlures de cette passion entre les deux personnages.

Depuis Le voyage de Delcourt je n'ai plus jamais écrit de la même manière. Je sortais de mon premier roman Quartier de Pamplemousses, qui était un livre aux allures légères, mais qui racontait des choses graves. Le voyage de Delcourt, lui, avait des allures graves pour raconter des choses graves. L'enjeu est tout autre. Dans ce nouveau roman, Charles Féline est un ami d'enfance de Delcourt et évolue avec lui. Ils ont vécu une enfance commune et partagent des souvenirs qui les lient. Mais ce n'est pas Delcourt le héros du livre, c'est Charles Féline. Lui le calme, le placide, celui qui regarde avec distance se dérouler la vie, va être pris en quelque sorte dans le tourbillon des turpitudes de Delcourt. Il change de couleur intérieure. Avez-vous déjà observé quand votre marchand d'alouda ajoute ce délicieux sirop de rose dans le lait immaculé, comment la métamorphose est immédiate ? Un simple lait devient alouda. C'est ainsi que Charles est métamorphosé quand s'immisce en lui l'essence de Delcourt. Il naît à nouveau.

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D'où vous vient cette fascination pour cet épisode de l'histoire de Maurice : les Juifs retenus prisonniers à Beau-Bassin ?

Je ne sais pas trop. Sans doute de l'enfance, pendant laquelle mon père parlait beaucoup de cette période. Il était fasciné par des personnages comme le général de Gaulle, le maréchal Lyautey, Winston Churchill. Il avait des amis qui avaient fait la guerre à Tobrouk, à El-Alamein. Mais ce ne sont que des suppositions : les résurgences de la mémoire sont toujours mystérieuses. J'ai remarqué qu'on ne savait jamais la provenance des choses qui comptent vraiment. Il en est ainsi de ma quête sur la question juive. J'essaie de comprendre. Je ne sais pas d'où vient cette espèce d'urgence de vouloir comprendre.

Vous vous intéressez à un autre épisode véridique : les soldats allemands incarcérés à Maurice. Que des Juifs et des Allemands soient prisonniers en même temps à si peu de distance, cela dit quoi de Maurice, terre d'accueil ?

Sans nier nos qualités de terre d'accueil, cela n'a hélas rien à voir avec de bons sentiments. Cela relève des réalités militaires. Les Juifs ont atterri chez nous dans les conditions que l'on sait. Les Allemands sont arrivés ici parce que nous étions la colonie britannique la plus proche de la capture des soldats allemands près du banc de Saya de Malha. Les Britanniques n'étaient pas là pour montrer nos capacités d'accueil. Ils faisaient ce qu'ils avaient à faire et ce que les Mauriciens pensaient ou ressentaient n'avait aucune importance.

Vous avez fait de longues recherches archivistiques sur ces deux épisodes. De ces deux enfers, de ces deux prisons, vous faites naître une "collaboration", une trahison qui deviendra une rédemption. C'est là où la fiction dépasse la réalité ?

J'ai orienté mes recherches principalement vers la presse. Entendons-nous, je ne suis pas historien et je ne prétends pas l'être. J'ai trouvé un jour, en travaillant sur un autre sujet, un petit entrefilet du 7 mars 1941 qui annonçait qu'un navire allemand avait été coulé dans l'océan Indien, et le lendemain que tous les rescapés avaient été ramenés en terre mauricienne. La perspective que des soldats allemands et des Juifs se retrouvent sur la même terre a donné des ailes à mon imagination. À partir de là, les personnages se sont construits. Le reste n'est pas vraiment explicable et analysable.

L'alchimie qui opère quand se construit un roman est un mystère total, même pour celui qui l'écrit. Ce que je sais de ce roman, c'est qu'il m'a occupé, j'allais dire hanté, pendant presque un an de Covid-19, en moyenne trois à cinq heures par jour. Ce fut une sorte de voyage avec des personnages et une plongée dans cette gravité qui marquait l'époque. Ce qui m'intéressait aussi, c'était d'imaginer les différents courants qui traversaient la société mauricienne à cette période. Il y avait des pétainistes, des gaullistes et aussi, on l'oublie souvent, des Mauriciens partisans de Subhas Chandra Bose, le leader nationaliste indien, qui était un soutien affiché du nazisme et de Hitler au sein de son parti qui s'appelait le Forward Block.

À Maurice, Bissoondoyal était semble-t-il un admirateur de Bose puisqu'il avait choisi d'appeler son parti l'Independent Forward Block. C'est sur ce fond de complexité de la société mauricienne que se déroule l'histoire. Après avoir dit tout cela, il reste que pour moi, même si c'est le lecteur qui décide, ce livre est un roman de sentiments bouillonnants. Charles Féline découvre son tremblement intérieur devant cet officier allemand. Son ami Delcourt lui fait tourner la tête. Cette Marika est brûlante de vie ou de mort on ne sait plus...

Pour en revenir à votre question, fiction et réalité, je pense à Gabriel Garcia Marquez qui affirmait que l'on n'avait pas besoin d'imagination : tout est dans la vie, il faut juste observer avec attention. Je sais, cela ne répond pas à votre question. Sans doute la rend-elle encore plus complexe. La frontière entre le réel et l'imagination n'est pas toujours facile à déceler.

Charles Féline, le surintendant des prisons, est d'une touchante innocence. Sa relation avec le lieutenant allemand Hans Dhennel est évoquée avec poésie plus qu'autre chose. Il fallait cette pudeur-là pour raconter deux âmes qui se trouvent ?

Je n'imaginais pas raconter Hans et Charles dans un autre registre que celui-là. Il m'est difficile d'en parler plus sans gâcher le plaisir de ceux qui n'ont pas encore lu le livre. Charles Féline porte en lui comme une sorte d'aubaine (du moins le croit-il) : cette faculté de toujours se mettre à distance des choses de la vie. Il aime cette vie tranquille qu'il connaît depuis l'enfance. Les bouillonnements de son ami Delcourt lui procuraient la dose d'essoufflement nécessaire pour exister. Mais la vie décide de tout. Elle vous fait plier comme elle veut. Elle décide où vous irez et avec qui. Et Charles est homme à se laisser faire. Il suit tranquillement le cours de sa rivière. Il est plus du genre tilapia que saumon : il ne remonte pas les rivières.

Le récit finit par une visite au camp de concentration. Vous en avez fait un court-métrage. C'est cette part de vécu que l'on retrouve dans l'épilogue ? Pour dire l'innommable, il faut avoir vu ?

J'ai visité le camp d'Auschwitz-Birkenau. C'est un moment de sidération. C'est ce choc que j'ai essayé de retranscrire. Pour dire l'innommable, il ne faut pas nécessairement avoir vu, mais quand on a vu, l'innommable devient un choc physique qui vous laisse une marque de feu sur la peau. Comme une brûlure qui vous empêche à jamais d'oublier.

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