«GPT Chat : rejoignez la révolution !», nous enjoint-on. De fait, on n'aura jamais autant entendu parler d'intelligence artificielle que ces dernières semaines. Phénomène de mode ou authentique révolution culturelle ? En me livrant à l'archéologie de mes anciens écrits, je suis tombé sur «Intelligence artificielle» dans cette Chronique de mars 2016 : «Acculer un roi de bois dans l'angle d'une planchette». Le dada scientifique a sa propre cohérence avec lui-même, même si cela semble devoir passer par le déni de nous-mêmes, humanité inventrice d'une intelligence artificielle programmée pour s'émanciper de, et subjuguer son Créateur. L'IA serait-elle capable d'avoir la plume, tantôt caustique, parfois mélancolique, toujours tellement humaine, d'un Stefan Zweig (1881-1942) dont la nouvelle, «Le joueur d'échecs», m'avait inspiré il y a sept ans ?
(début de citation)
Cette nouvelle m'est tout de suite revenue à l'esprit à l'annonce de la partie de «Go» entre un super-ordinateur et un champion mondial de ce jeu, inventé en Chine il y a 3000 ans, passé en Occident avec sa version japonaise quand le jésuite Matteo Ricci en fit mention dans son journal (1582-1610). Près de vingt ans après la confrontation, perdue, en cinq parties entre le champion du monde des jeux d'échecs, Gary Kasparov, et l'ordinateur IBM «Deeper Blue», le Sud-Coréen Lee Sedol livrait bataille à «AlphaGo», un ordinateur conçu par Google. Le match a commencé par une première partie disputée à l'Hôtel Four Seasons de Séoul, ce 9 mars 2016, à 7 heures de Madagascar. Pour la postérité, qui sera sans doute celle de l'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, la machine a battu l'humain. En octobre 2015, «AlphaGo» avait déjà battu Fan Hui, le triple champion d'Europe du jeu de Go, qui passe pour être le plus ancien jeu de stratégie combinatoire connu avec un «nombre de combinaisons supérieur au nombre d'atomes dans l'univers». Ayant rejoint la peinture, la musique et la calligraphie, le jeu de Go complète les quatre arts sacrés du Lettré chinois.
Apple Mac vs. IBM PC, Kasparov vs. IBM Deeper Blue, Lee Sedol vs. Alpha Go. Le champion du monde des jeux d'échecs, que Stefan Zweig caricature dans sa nouvelle, semble un monstre d'efficacité, plus proche de la machine infaillible que de l'humain émotif : «spécimen de développement intellectuel unilatéral», «monomaniaque possédé par une seule idée», «implacable et froide logique». Si l'ordinateur Macintosh avait été l'antidote à l'uniformité grisâtre de son temps, Gary Kasparov et Lee Sedol font-ils honneur à la fantaisie, la créativité, l'instinct, l'intuition, l'audace du genre humain ?
Stefan Zweig a choisi de moquer le champion, qu'il a créé sans bagage intellectuel ni background culturel, mais qui n'est certes pas sans rappeler certains champions locaux que j'eus à combattre en «système suisse» avec mon modeste «Elo 1410». Intarissables sur les combinaisons du jeu, mais guère loquaces dès qu'on s'échappait des 64 cases réglementaires : «n'est-il pas diablement aisé, en fait, de se prendre pour un grand homme quand on ne soupçonne pas le moins du monde qu'un Rembrandt, un Beethoven, un Dante, un Napoléon, ont jamais existé ?»
«L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE» nous est présentée comme la prochaine étape de l'évolution de l'Humanité, à moins que ce ne soit la vraie «Fin de l'Histoire». L'ordinateur «AlphaGo» aurait appris de ses erreurs et il serait plus proche que jamais de l'intuition humaine. Un champion du monde de «Go» tient-il plus de la fulgurance humaine ou de la lenteur tenace et impertubable de la machine ? Et si cette énième confrontation Humain vs. Machine était désormais moins de nature que de degré ?
Les lignes qui suivent, de Stefan Zweig, nous décrivent une INTELLIGENCE HUMAINE bornée, et pourtant prototype de ces «cerveaux» contre lesquels on étalonne régulièrement la machine : «Comment se figurer l'activité d'un cerveau exclusivement occupé, sa vie durant, d'une surface composée de soixante-quatre cases noires et blanches ? (...) comment concevoir la vie d'une intelligence tout entière réduite à cet étroit parcours, uniquement noirs et blancs, engageant dans ce va-et-vient toute la gloire de sa vie ! Comment s'imaginer un homme qui considère déjà comme un exploit le fait d'ouvrir avec le cavalier plutôt qu'avec un simple pion, et qui inscrit sa pauvre petite part d'immortalité au coin d'un livre consacré aux échecs - un homme donc, un homme doué d'intelligence, qui puisse, sans devenir fou, et pendant dix, vingt, trente, quarante ans, tendre de toute la force de sa pensée vers ce but ridicule : acculer un roi de bois dans l'angle d'une planchette !»...