Elle était entrée dans les ordres dans les années 1940, après une jeunesse tragique et aventureuse dans l'entourage du dernier empereur d'Éthiopie. Elle était réputée depuis les années 1960 pour son jeu et ses compositions pour le piano, que les critiques comparaient à Erik Satie et Charlie Mingus. Soeur Tsegué-Mariam Guèbrou est morte le 27 mars 2023, à l'âge de 99 ans, dans le monastère de Jérusalem où elle vivait recluse.
Des pleins, des déliés, et le système modal si particulier de la musique éthiopienne, sous des mains agiles et puissantes. Une petite lumière de recluse dans un visage timide, sous le capuchon étroit des nonnes du couvent Debre Genet, le monastère dit « du Paradis » à Jérusalem... Telle était soeur Tsegue-Mariam Gebru.
Cette petite femme pieuse et secrète venait de très loin. De 1923 plus précisément, l'année où elle a vu le jour dans une riche famille d'Addis-Abeba.
Un rêve musical brisé par l'Empereur Hailé Sélassié Ier
Tsegue-Mariam est cette petite Éthiopienne découvrant le violon et la grande musique européenne en pensionnat en Suisse dans les années 1930, cette adolescente privilégiée à la Cour impériale, finalement prisonnière de l'armée d'invasion de Mussolini, enfermée en Italie. Et cette jeune femme, prodigieusement douée, qu'un violoniste polonais ramène au pays après la guerre, en prenant la direction de l'orchestre de la Garde de l'Empereur.
Mais Hailé Sélassié Ier brise son rêve : il refuse que la jeune femme aille perfectionner son piano à Londres. Alors, humiliée, abattue, elle entre dans les ordres, à 23 ans. Sa vie alors se résume à l'austérité du monastère, dans l'arrière-pays éthiopien, et à la maladie qui la ramène en ville auprès de sa famille. Puis de nouveau à l'exil à Jérusalem en 1984, chassée par la dictature de Mengistu. Avc le piano pour autre refuge, après Dieu.
« C'était comme si chacun de ses doigts s'écoutaient jouer, tout en jouant... »
« Emahoy », c'est-à-dire « soeur » Tsegue-Mariam Gebru a finalement connu une gloire tardive, dans les années 2000, grâce aux compilations « Éthiopiques » du musicologue Francis Falceto. Ses disques et ses concerts servaient à financer exclusivement des oeuvres charitables. L'une des artistes à avoir popularisé sa musique au cours d'une tournée internationale en 2013 est l'Israélienne Maya Dunietz.
La première chose qui m'a frappée dans sa musique, c'est son rapport au temps, ce flot si particulier. D'un côté, elle a une structure de sonate, ou de pièce classique, mais en même temps elle a cette saveur tellement différente de tout ce que j'avais jamais entendu. Ses performances à elle, au piano, étaient très singulières
Maya Dunietz, pianiste israélienne et interprète de Tsegue-Mariam Guèbrou
Léonard Vincent
« Emahoy était très douce et sans âge, souligne cette pianiste au micro de Léonard Vincent. En regardant son visage, on ne pouvait pas dire son âge. Elle était comme une petite fille et une vieille dame en même temps. Elle était très profonde, mais ne se révélait que lentement, comme une fontaine de trésors qui ne se dévoile que doucement... La première chose qui m'a frappée dans sa musique, c'est son rapport au temps, ce flot si particulier. D'un côté, elle a une structure de sonate, ou de pièce classique, mais en même temps elle a cette saveur tellement différente de tout ce que j'avais entendu. Et puis ses performances à elle, au piano, étaient très singulières. C'était comme si chaque doigt s'écoutait jouer, tout en jouant... »