Un hypothétique « accord final » est annoncé ce samedi 1er avril, pour sortir de la crise politique au Soudan, entre la junte militaire et la coalition civile, comprenant de nouveaux engagements en matière de justice transitionnelle exigés par un large éventail de la société civile, à l'issue d'une série d'ateliers régionaux. Quelle chance ont-ils de voir le jour ?
On aurait pu la croire perdue dans les méandres d'une transition démocratique interrompue, étouffée par un coup d'Etat, noyée dans les rivalités de partis politiques affaiblis et dans les menaces d'affrontement entre les composantes d'une institution militaire obèse. Pourtant, si l'on en croit les consultations menées ces derniers mois à Khartoum, capitale du Soudan, et dans ses régions, l'aspiration à la justice reste un mot d'ordre essentiel pour les Soudanais.
« Cette question a été centrale et elle le reste, notamment parmi les jeunes qui ont perdu leurs amis et les familles qui pleurent certains de leurs membres, affirme Abdulsalam Sayyed Ahmed, expert en justice transitionnelle et ancien fonctionnaire des Nations unies basé à Khartoum. A cause, également, des multiples atrocités commises pendant les trois décennies du régime d'Omar el-Béshir, notamment les crimes contre l'humanité, un possible génocide et des violations graves des droits humains perpétrées dans différentes régions. C'est un sujet encore très sensible, surtout autour du conflit du Darfour. »
La coalition civile des Forces de la liberté et du changement - conseil central (FFC-CC selon l'acronyme anglais), pierre angulaire de l'opposition au gouvernement militaire, s'appuie notamment sur cette soif de justice. Quand elle a négocié avec la junte un accord cadre destiné à sortir de la crise politique, signé le 5 décembre 2022, elle a laissé de côté cinq questions particulièrement sensibles : la question des biens confisqués par les partisans du régime el-Béchir ; celle de l'Est du Soudan, à la fois très pauvre et stratégique ; la révision de l'Accord de paix de Juba ; la réforme des institutions militaires et sécuritaires ; la justice et la justice transitionnelle.
« Les parties se sont mises d'accord pour régler ces points après la signature de l'accord cadre, dans cinq 'ateliers' nationaux. Il s'agissait d'élargir la participation au processus de consultation », explique Suliman Baldo, expert en résolution des conflits et droits humains, directeur de l'organisation anti-corruption Sudan Transparency and Policy Tracker, fondée en 2022. La coalition civile savait que le caractère secret des négociations avec la junte lui serait reproché et qu'elle devait élargir sa base aux autres composantes du soulèvement populaire de 2018-2019 qui a abouti à la chute de l'ancien président el-Béchir.
Ces cinq « ateliers » ont donc eu lieu de janvier à mars, sous le patronage de l'Unitams (mission intégrée des Nations unies pour l'assistance à la transition au Soudan). L'atelier dédié à la justice et la justice transitionnelle devait contrer l'accusation de « Khartoum-centrisme » dans un pays en proie à de vives tensions entre le centre et les périphéries. Il a été décidé de mener des ateliers du 11 au 15 mars dans les six régions historiques du pays : l'Est, le Nil Bleu, le Darfour, le Kordofan, le Nord, et le Centre. Ont participé à ces travaux plus de 30 organisations, regroupées dans une Alliance civile pour la justice transitionnelle depuis 2019.
« L'avantage [des ateliers dans les régions] est de pouvoir impliquer un large éventail de personnes, explique Sayyed Ahmed qui a participé à leur organisation. C'est important car nous avons à faire à différents niveaux d'atrocités et différents types de violations. De plus, en allant dans les régions, vous êtes plus proches des victimes et des lieux où ces violations ont été perpétrées. C'est ainsi que nous pouvons déterminer quelles sont les attentes et les priorités des groupes de victimes. »
Vers un gouvernement civil de transition ?
Les remontées du terrain ont été examinées pendant une conférence nationale de clôture, organisée du 16 au 20 mars à Khartoum. C'est toute la société soudanaise victime du régime d'Omar el-Béchir puis de la répression de la révolution qui s'est regroupée dans le Friendship hall, massif palais des congrès au bord du Nil. Non seulement ont été représentées les associations de victimes de tout le pays, mais aussi les groupes de femmes, les partis politiques et les « comités de résistance », colonne vertébrale de la révolution, non signataires de l'accord cadre et extrêmement critiques. Les demandes des ateliers régionaux en matière de justice transitionnelle ont été rassemblées dans une « Déclaration de principe » en 16 points. Elles ont été reprises dans un projet d'accord final, qui a fuité le 27 mars, et dont la signature, après dernières négociations, a été annoncée pour le 1er avril.
Les principes énoncés devraient guider un « gouvernement civil de transition » prévu pour être nommé sur la base de l'accord final. Si l'on en croit le point n°16 de la Déclaration de principe, tel que repris dans le projet d'accord final, le nouvel exécutif devrait alors nommer une commission sur la justice transitionnelle indépendante, chargée d'établir une loi au large champ d'action - incluant « les violations des droits humains - résultant de la violence d'État, des conflits armés et civils, commises dans les domaines de l'extraction pétrolière, de l'exploitation minière et de la construction de barrages, ainsi que toute violation des droits économiques, sociaux et culturels. ».
« La question de la terre est centrale dans certains conflits, au Darfour et dans d'autres régions du pays, ajoute Sayyed Ahmed. Il est impossible de la laisser de côté. L'accord de paix de Juba prévoyait déjà une commission sur les terres disputées. De même, l'exploitation aurifère est responsable de dommages environnementaux pour certaines populations. Ces sujets ont émergé pendant les ateliers régionaux sur la justice transitionnelle. »
« La justice transitionnelle est un gros mensonge »
Un autre point crucial du projet d'accord, tel qu'il a fuité le 27 mars, précise qu'« il ne sera pas permis d'accorder une amnistie en violation des principes et des normes du droit international, pour les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité, le génocide et les violations flagrantes des droits humains. De même, il ne sera pas permis d'accorder une amnistie qui porte atteinte au droit des victimes de demander justice de la manière qu'elles choisissent ou qui porte atteinte à leur droit à réparation ».
Certes, une large partie de la population, en particulier les jeunes qui portent le mouvement révolutionnaire rejette l'amnistie. Mais il est difficile d'imaginer que les responsables, en particulier les plus gradés, qui n'ont jamais quitté le pouvoir, se laissent mener devant des tribunaux. « Ceux qui ont commis les crimes sont à la tête du Soudan aujourd'hui !, dénonce Ahmed Eshaq, avocat spécialisé dans la défense des droits humains. C'est le principal défi. Pour que les témoins, les victimes puissent parler librement, nous avons besoin de sécurité. ».
De nombreux défenseurs des droits humains restent sceptiques. « Nous n'avons pas l'appareil judiciaire compétent pour juger les criminels, et la justice transitionnelle est un gros mensonge qu'Omar el-Béchir utilisait comme moyen d'obtenir une grâce, assène l'avocat Salih Mahmoud Osman, prix Sakharov en 2007. Nous n'avons pas le niveau de paix et de sécurité requis. »
L'avion pour La Haye qui ne décolle pas
Car c'est bien la crainte de la justice qui a décidé les généraux soudanais, au pouvoir aux côtés des civils depuis 2019, à faire le coup d'État le 25 octobre 2021 et ainsi interrompre la transition démocratique. Et même si aucun dossier n'est officiellement ouvert contre eux à La Haye, le général Abdel Fattah Burhan, commandant de l'armée, et Mohamed Hamdan Dagalo, dit Hemeti, chef de la Force de soutien rapide (RSF), les anciens janjawid, ont graduellement cessé de coopérer avec la Cour pénale internationale (CPI).
Certes son procureur, Karim Khan, a visité le Soudan en août 2022, comme l'avait fait sa prédécesseure Fatou Bensouda. Il s'est rendu au Darfour, où il a rencontré des représentants des déplacés et des victimes. Et en janvier dernier, devant le Conseil de sécurité de l'Onu, il s'est félicité des progrès dans le procès à La Haye de Mohamed Ali Abdelrahman, dit Ali Kosheib, accusé de crimes de guerre et crimes contre l'humanité au Darfour entre mars 2003 et fin 2004.
Mais la promesse des autorités soudanaises d'autoriser l'ouverture d'un bureau de la CPI à Khartoum est restée lettre morte, a-t-il déploré. « Même l'obtention d'un visa à entrée simple est un travail de Sisyphe », a-t-il ajouté. Et le procureur de préciser que les permis de voyage, indispensables pour quitter Khartoum et donc se rendre sur les lieux des enquêtes au Darfour sont, eux, retardés jusqu'au départ du pays du demandeur, et que l'accès aux archives nationales est rendu quasiment impossible... « Un changement d'attitude est nécessaire » de la part des autorités soudanaises, a encore affirmé Khan.
« Les victimes au Soudan n'ont d'autre choix que la justice internationale, même si elle est lente, estime Me Osman. Bien sûr, elle est lente. Bien sûr elle ne pourra pas juger tous les auteurs des crimes. Mais l'opinion sera satisfaite et soulagée si elle voit trois, quatre, dix hauts responsables devant la CPI. » En attendant, el-Béchir - dont la remise à la CPI avait été annoncée de façon fracassante en 2020 - est signalé comme étant tantôt à l'hôpital, tantôt en prison, tantôt en résidence surveillée, mais toujours pas dans un avion pour La Haye.
Correspondance du Soudan pour Justice Info