Cameroun: Assassinat de Martinez Zogo - Nous sommes tous responsables

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L'actualité politique du pays en ce moment est marquée par les rebondissements dans l'affaire de l'assassinat du journaliste Martinez Zogo. Ce crime odieux et crapuleux a provoqué une indignation collective, et en marge de celle-ci a émergé un débat sur ses responsables indirects.

À la question « comment en est-on arrivés là ? », beaucoup d'acteurs soutiennent que l'État et à travers lui le pouvoir politique qui l'incarne, en est le responsable. Je soutiens ici qu'il n'est pas le seul responsable indirect. Même si une grande part de responsabilité lui revient, lui en tant que régulateur de la vie sociopolitique, le champ de la responsabilité indirecte dans cette affaire est large qu'on ne le pense. Avant d'élaborer sur les arguments au fondement de cette conviction, je reviens pour la conforter, sur la thèse de la responsabilité indirecte de l'État et du pouvoir politique qui l'incarne.

Dans une tribune intitulée « comment vivre ensemble au Cameroun aujourd'hui et demain sans s'entretuer ? », une vingtaine de personnalités parmi lesquelles Achille Mbembe, Alain Foka et Calixthe Beyala, attribue à l'ordre dirigeant « une longue tradition de banalisation de l'impunité et d'acceptation de l'atrocité visant à faire peur et détourner les citoyens de leur devoir de veille sur la qualité de la gestion des affaires publiques ». Dans le même sens, la Fédération des éditeurs de presse du Cameroun a ciblé outre le gouvernement, la justice et le parlement. Ils ont créé, soutient-elle, « un "Far West" qui ne laisse désormais plus de place ni au respect de la loi, ni à la protection des droits basiques de la personne humaine, ni à l'exercice de la liberté la plus élémentaire, celle de s'informer et de savoir ».

Cela est vrai et ce d'autant plus qu'il est désormais certain que les services et les ressources de l'État ont été mobilisés contre M. Zogo. Le service de contre espionnage qui est ici indexée, n'en est pas à son premier coup. Comme l'a démontré l'universitaire Alain Fogué , lui aussi aujourd'hui emprisonné en sa qualité de militant de l'opposition à la faveur du « droit saisi par la politique », le renseignement camerounais est utilisé à des fins de maintien de l'ordre politique. Dans cette dynamique, ses agents sont souvent mobilisés dans la répression des adversaires politiques du pouvoir en place et de tous ceux qui dénoncent ses mauvaises pratiques de gouvernance. Cette orientation n'est pas cependant une exclusivité de l'ère Biya. Elle a gouverné la période pré-indépendance et était l'oeuvre de colons français. Elle a ensuite été perpétuée après l'indépendance sous la houlette de Jean Fochivé, chef de la police politique du Président Ahmadou Ahidjo, puis de son successeur Paul Biya au début de son magistère. Avec lui, l'opposant était considéré comme un « terroriste », un adversaire voire un ennemi avec lequel on ne pouvait composer. Il était au service, a-t-il d'ailleurs reconnu, d'un système intransigeant qui préconisait « l'élimination de tous les infidèles » .

S'il y a donc une nouveauté dans le cadre de l'affaire Zogo, c'est la privatisation des services et ressources répressifs de l'État non plus par celui qui l'incarne, mais par les « gouvernements privés indirects », pour parler comme Achille Mbembe . Il s'agit ici des différents clans impliqués dans la guerre de succession du vieux « lion » Biya. Qu'il ait appartenu ou pas à l'une de ces factions, Martinez Zogo est une victime de leur compétition. Il est un sacrifié d'une lutte dans laquelle tous les coups sont visiblement permis et "seul la fin justifie les moyens". Ces clans s'inscrivent dans une dynamique de construction autoritaire de l'accession à la magistrature suprême. Sur ce point d'ailleurs, il s'inspire de la construction autoritaire de la victoire électorale qui caractérise l'ordre qui les a créés.

Le laxisme et le parti pris de la justice dans certaines affaires peuvent également induire à l'explication qu'elle a rendue elle aussi possible cette situation. Le pouvoir exécutif, soutient le juriste et homme politique Nkou Mvondo , est son « janus » dans les affaires sensibles. Le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'a pas brillé par son déploiement au départ de l'affaire Zogo. Elle a été absente, du moins jusqu'à la mobilisation de la justice militaire en raison du profil des exécutants du plan ayant mené à son élimination physique. On peut émettre l'hypothèse qu'elle était sous influence, et ce d'autant plus que l'une des personnes interpellées, Jean Pierre Amougou Belinga, est un proche du Ministre de la justice Laurent Esso, lui aussi suspecté d'être l'un des commanditaires.

Quoiqu'il en soit, l'évocation de cette éventualité impose le rappel d'une maxime judiciaire, celle selon laquelle : « Justice must not only be done, but must also be seen to be done ». Dit autrement, « la justice ne doit pas seulement être rendue, elle doit aussi être vue comme étant rendue ». En ce sens qu'elle révèle au fil de ses péripéties non pas une criminalité à col blanc individuelle mais collective, l'affaire Zogo ne doit pas céder le pas à une "illusion punitive". Une telle circonstance constituerait l'évidence d'une "gesticulation institutionnelle" dont l'enjeu n'était pas de rendre justice mais de renforcer « le décalage entre l'idéal de peine juste qu'on affirme et la réalité de l'inégale distribution des peines qu'on refuse de voir » .

Ceci étant dit, l'État et le pouvoir politique qui le pilote, ne sont pas toutefois les seuls responsables indirects de ce qui est arrivé. Une part de cette responsabilité, minime soit-elle, revient à la société camerounaise en raison du mode de fonctionnement de certains de ses constituants. L'assassinat de M. Zogo n'est pas seulement un fait conjoncturel, il renseigne plus globalement sur la trajectoire sociale du Cameroun depuis des décennies. Au moins trois raisons peuvent être avancées ici.

La première est la tolérance ou l'acceptation plus ou moins sélective d'actes similaires dans le passé. Les cas illustratifs sont nombreux. Je m'en tiendrais ici à celui du journaliste Samuel Wazizi. Soupçonné d'être proche des sécessionnistes anglophones, il a été enlevé le 2 août 2019 par le service de renseignement, et torturé à mort en détention. Presque quatre ans après, nul n'est à mesure de dire avec certitude si une enquête officielle sur les circonstances de sa détention et de sa mort, a été faite. Aussi, nul n'est à mesure de dire où il a été enterré. Bien plus, l'État a caché la nouvelle de son décès à sa famille pendant 10 mois. Il y a eu sinon une absence, une très faible indignation sociale. Ceux qui se sont indignés ont été étiquetés par les autres au mieux comme des "soutiens de terroristes", au pire comme des "terroristes". Leurs pourfendeurs ont même agité la guillotine de la loi portant répression du terrorisme.

Comme dans bien d'autres cas, on s'est contentés de parler sans entreprendre des initiatives sociales concrètes à l'effet d'exorciser la cité de telles pratiques . Il en découle que l'affaire Zogo souscrit, en raison de la tolérance sociale, à la continuation de l'institutionnalisation conjoncturelle de pratiques criminelles.

La deuxième raison est la quasi-indifférence face aux situations similaires. Elle est au service de la non-politisation de l'affaire à l'effet de la noyauter ou de la vider de son contenu. Face aux actes criminels, elle entretient le déni de leur dangerosité, et contribue à leur banalisation voire routinisation. D'où la montée dans le pays de phénomènes tels le trafic d'organes humains et la vindicte populaire. Dans le premier cas, certains individus ôtent la vie à leurs semblables et en extraient des organes tels le sexe, les yeux, les seins, les dents, la langue, les cils, etc. à des fins commerciales. Cette pratique odieuse persiste et a un nom : les crimes rituels. Entre décembre 2012 et janvier 2013 par exemple, 15 personnes en ont été victimes à Mimboman, un quartier de la ville de Yaoundé. Dans le second cas, les populations se rendent justice elles-mêmes. Elles signent l'acte de décès des voleurs par immolation, lapidation ou bastonnade.

On dénombre pour la seule région du Nord Cameroun entre 2018 et 2022, et le pays en compte 10, environ 30 décès . Ces pratiques créent dans le subconscient des Camerounais, une banalisation de la mort violente. Elles ne datent toutefois aussi de l'ère Biya. On en retrouve les traces dans le passé, et en raison de la politique politicienne et de l'instrumentalisation de l'identité ethnique, elles sont dans certains cas sinon encouragées par l'État, tolérées par ceux qui l'incarnent.

Le cas le plus emblématique est l'incendie du quartier Congo à Douala le 24 avril 1960. Cet acte macabre s'est produit dans la foulée d'une élection locale à libre candidature ; laquelle élection a eu lieu dans un contexte de tension sous fond de dénonciation de la criminalité entre deux quartiers voisins : le quartier Congo majoritairement habités par les Bamileké et militants de l'opposition combattue par l'ordre établi, et le quartier sénégalais habités par des musulmans originaires entre autres du Nord, soutiens du pouvoir en place. Mécontents de la défaite de leur candidat et sous le coup de la manipulation selon laquelle les Bamileké en voulaient au pouvoir de leur frère, le nordiste président Ahidjo, ils ont incendié le quartier Congo. Selon Jean Fochivé, alors en charge de la sécurité dans la ville, ils ont encerclé tout le quartier pour empêcher la sortie des habitants et ceux qui s'y essayaient, étaient froidement abattus outre par des machettes, par des flèches et lances empoisonnées. « Ce que nous vîmes, dit-il, était horrible et indescriptible.

Dans l'impossibilité de sortir de cette zone de flammes, des hommes, femmes et enfants plongeaient dans des puits profonds et s'y noyaient . Nous tuâmes des gens pour en sauver d'autres » .

D'autres témoins de la scène contestent sa thèse de l'encerclement du quartier par les seuls musulmans. Selon M. Chouleom Raphaël, les musulmans tenaient en respect l'une des deux entrées du quartier tel qu'il le décrit, et l'autre entrée l'était de la même manière par les « militaires blancs » (français) et leurs supplétifs camerounais. Ainsi, selon la sortie empruntée, les habitants pris dans le piège des flammes avaient le choix entre mourir calcinées, mourir du fait des machettes ou des lances et flèches empoisonnées, et mourir sous les balles des militaires . Un hélicoptère canadair piloté par les français, ajoute le témoin, avait déversé du carburant sur le quartier en flamme. Quoi qu'il en soit, les cas cités illustrent comme indiqué, une banalisation sociale de la mort violente depuis des lustres.

L'affaire Zogo n'a pas échappé à ces logiques d'indifférence sociale. Les propos suivants de l'homme politique Abel Élimbi Lobe ténus sur le plateau d'une chaine de télévision privée basée à Douala, sont assez illustratifs. « Un bandit a été tué par d'autres bandits [...]C'est quelqu'un qui appartient à cette bande de malfaiteurs, qui était mafieux comme les autres mafieux du groupe qui se mangent entre eux, qui ont accepté de déroger aux règles de la République[...] Je ne serai pas ému. Qu'est-ce que ce meurtre a de spécial par rapport à celui de Mballa, par rapport à celui de Wazizi, par rapport à celui de Jules Koum Koum, par rapport à bien d'autres. Qu'est-ce que ça a de spécial ? La seule chose que ça a de spécial, c'est qu'on a tué quelqu'un que vous aimiez. C'est ça ! C'est pour ça que l'émotion est grave. C'est un problème qui pour moi est banal » .

L'homme politique dit tout haut ici ce que d'autres pensent tout bas pour de multiples raisons (absence d'empathie, affinités ethniques et amicales, argent, etc.). Et pourtant, même si M. Zogo faisait partie d'un des clans en compétition pour le pouvoir, sans faire fi de cette dimension, la question citoyenne que l'on doit se poser est celle de la véracité ou pas des faits dénoncés. Et à supposer même que ces informations ne sont pas vraies, il est évident que la torture et l'assassinat ne sont pas dans un monde civilisé, des réponses à une diffamation. Il en existe des sanctions légales. En ce sens qu'il contribue à créer et à entretenir une invisibilité sociale des pratiques qui le fragilisent, le discours d'indifférence et de marginalisation n'aide pas l'ordre social.

La dernière raison est le sacre social des contre-valeurs. Même si les valeurs peuvent diviser autant qu'elles peuvent unir, il est certain que tout ordre social en manque de repères moraux, est un ordre exposé à toutes les formes d'interdits. Les valeurs sont en effet au fondement des transformations sociales. Il n'y a pas de changement social voire même politique, sans changement de valeurs. Or au Cameroun, certains jeunes s'identifient de plus en plus aux figures dont les modes de fonctionnement et les pratiques souscrivent non pas à un changement social progressif mais plutôt à un changement social régressif. Alors que certains sont guidés par leur cupidité, d'autres sont contraints par la précarité de leurs situations sociales. Dans le dernier cas et en raison de la rareté des ressources économiques, seule la survie structure le système de valeurs des individus. D'où le soutien aux contre-modèles, habitués de pratiques problématiques d'un point de vue éthique, qui assurent leur survie économique, et leur permettent une certaine existence sociale. C'est établi : seule l'amélioration de la situation socio-économique de cette catégorie d'individus permet une évolution qualitative de leur système de valeurs et une plus grande préoccupation à la meilleure manière de vivre ensemble .

Pour toutes les raisons évoquées, il est évident que le champ de la responsabilité indirecte dans l'affaire Zogo ne se limite pas à l'État. Il en est toutefois le principal responsable dans la mesure où il lui incombe d'instituer la « civilisation des moeurs » et de lutter contre la banalisation et la routinisation de la mort violente. Or, la persistance de la vindicte populaire par exemple, montre qu'il a échoué à s'imposer, à dessein ou pas, comme l'instance institutionnelle la plus autorisée à sanctionner les écarts sociaux. Et non seulement, il a montré ses limites, il contribue à travers sa criminalisation ou la privatisation de ses services et ressources à des fins criminelles, à l'entretenir. En face, la société ne fait pas mieux. Le développement de logiques et pratiques d'euphémisation de la réalité de la mort violente illustre sinon l'échec de ses mécanismes de contrôle social, la tension dans certaines conjonctures entre ceux-ci et les comportements de tolérance et d'indifférence. Ces dynamiques de tolérance sélective et d'indifférence sociale face aux actes criminels participent d'un processus de déshumanisation progressive de certains Camerounais. On est dès lors en droit de se demander ce que veut dire punir au Cameroun.

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