Afrique: Selon les médecins, le goutte à goutte du procès Kabuga doit s'interrompre

Félicien Kabuga est-il apte à participer à son procès ? La question se pose depuis son arrestation. La semaine passée, à la demande de la défense, des experts médicaux ont défilé à la barre, pour donner leur avis sur l'état de santé du presque nonagénaire. Le verdict des trois experts est sans appel : l'accusé est atteint de « démence » et ne peut véritablement suivre son procès, dont les audiences se succèdent au goutte à goutte depuis fin septembre.

« Il n'y a pas d'autre option que de déclarer Mr Kabuga inapte à prendre part utilement à son procès », a tranché sans surprise son avocat Emmanuel Altit, jeudi 30 mars, en conclusion des audiences d'experts médicaux indépendants invités, à la demande de la défense, à se prononcer sur la santé de l'accusé du dernier des grands procès du génocide rwandais de 1994.

Félicien Kabuga est jugé, depuis le 29 septembre dernier, devant la branche hollandaise du Mécanisme onusien héritier du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Inculpé de six chefs d'accusation pour génocide, incitation à commettre un génocide et crimes contre l'humanité, l'ancien homme d'affaires est accusé d'avoir financé les Interahamwe, une milice qui a mené des attaques contre des civils, ainsi que la Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLM), une station de radio privée qui appelait au meurtre pendant les massacres.

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Un « procès des faits » ?

Selon Me Altit, par ailleurs maintes fois récusé par son client, Kabuga ne peut pas interagir avec son équipe de défense, et dans l'état où il est, n'a pas la capacité de lui donner des instructions. Me Altit a pris à partie l'option d'un « procès des faits » proposée par l'accusation selon laquelle la procédure pourrait continuer en l'absence de l'accusé. « Il n'y aurait pas de procès équitable et n'aurait de justice que dans l'apparence », a estimé l'avocat de la défense.

Le procureur Rupert Elderkin venait de suggérer qu'au cas où Kabuga serait déclaré inapte à participer à son procès, la procédure se poursuivrait sans lui, soulignant que dans les procès pénaux, la tâche de la défense incombe aux avocats. Le juge président, Iain Bonomy a rectifié en expliquant qu'il ne s'agirait pas, dans cette éventualité, d'un procès des faits, mais d'« un examen des faits pour s'assurer que la détention d'une personne souffrant d'incapacité est justifiée ». Mais même dans ce cas, questionne Me Altit, « comment la défense va travailler si elle ne peut pas recevoir d'instruction de la part de l'accusé ? »

Me Altit a passé en revue les conclusions des trois experts médicaux indépendants nommés par la chambre, à savoir deux psychiatres - le professeur irlandais Henry Kennedy et la professeur britannique Gillian Mezey - et un neurologue, le professeur belge Patrick Cras. Bien que leurs rapports d'expertise soient restés confidentiels, leurs auditions entrecoupées de huis clos, des questions de la chambre, de l'accusation et de la défense, il ressort que Kabuga souffre « de déficits significatifs dans les domaines suivants : mémoire à court terme, confusion, prise de décision complexe, [perturbation de l'] attention, concentration, raisonnement et fonctionnement exécutif, c'est-à-dire effectuer les tâches dans la bonne séquence et les communications, ainsi que fluctuation d'humeur et modification de sa personnalité », selon le rapport des experts de décembre 2022 cité à la barre par l'avocat de la défense Dov Jacobs.

« Plutôt une démence grave »

Le professeur Henry Kennedy, le premier à être entendu, a indiqué que Kabuga « n'a pas pu compléter les tâches qui lui ont été données » lors de son examen psychiatrique. Pour lui, l'ancien homme d'affaires rwandais souffre d'« une diminution progressive des capacités physiques et mentales qui ne peut probablement pas s'améliorer ». Kabuga connait une réduction progressive de ses capacités cognitives, perd la mémoire, a un déficit de compréhension et d'expression et est souvent confus. Il est atteint de « démence », a-t-il conclu.

Le juge Ivo Nelson de Caires Batista Rosa a voulu en savoir plus sur le degré de démence de l'accusé. « En ce qui concerne donc le niveau de démence, faible, modéré ou grave, je pense qu'effectivement, on est plutôt autour de modéré grave. Je pense que je serais plus à même d'aller vers une démence grave que modérée », a dit le psychiatre. Son diagnostic est sans appel : Kabuga n'a pas la capacité de comprendre la preuve et donc il ne peut pas témoigner. Selon Kennedy, « le processus de témoigner va au-delà de l'expression de la volonté et des préférences » constatées chez Kabuga, car il peut donner des réponses sans comprendre la portée et la finalité des questions posées, surtout lors d'un contre-interrogatoire. « Le problème est la capacité de Kabuga à comprendre le but du contre-interrogatoire », dit l'expert irlandais.

Juges et avocats ont demandé si « le vieux », comme les Rwandais le surnomment, ne serait pas en train d'exagérer et de faire semblant. « Comme tout psychiatre, pour moi, ce qui est important, c'est de prendre en compte le fait que l'on peut être berné. Il faut toujours l'avoir en tête. Et dans l'affaire en l'espèce, donc en nous basant sur des conclusions plutôt objectives que subjectives, on se rend quand même compte maintenant que l'on peut vraiment poser un diagnostic de démence », a répondu le professeur Kennedy, soulignant qu'« au vu de toutes les informations cliniques dont on dispose, après avoir pu l'examiner à trois reprises et interroger de nombreux autres cliniciens qui travaillaient avec lui en permanence, je pense que nous voyons ici une vraie détérioration de son état ».

A certains moments, Kabuga oublierait qu'il est en prison

Un diagnostic confirmé par le professeur Gillian Mezey. Pour l'experte britannique, depuis mai 2022 il y a eu détérioration aussi physique que mentale de Kabuga. La détérioration surtout mentale est progressive et irréversible. Il connait une irritabilité accrue, accompagnée de fatigue, incapacité à rester éveillé, confusion et désorientation. Elle décrit comment Kabuga ne pouvait plus la reconnaitre, et même après s'être présentée et expliqué pour quoi elle était là, dix minutes après, il lui a encore demandé qui elle était et ce qu'elle faisait là-bas. Elle défie l'auditoire en disant que bien que Kabuga suivait effectivement à distance cette audience, si on lui demandait de quoi il s'agissait à la sortie de l'audience, il ne pourra pas s'en rappeler.

Elle a expliqué que Kabuga ne peut pas recevoir et retenir des informations complexes. Il éprouve une fatigue continue, de sorte qu'il s' « endormait au cours de l'examen ». L'experte britannique a dit que le niveau de démence qu'il a atteint ne peut pas lui permettre d'avoir une conversation profonde. Quand on lui demande si Kabuga peut faire des choix responsables, la professeure a indiqué que si on lui apportait une pomme et une banane il pourrait faire le choix mais s'il s'agit d'une question beaucoup plus complexe, même s'il opérait un choix, il n'est pas aisé de déterminer son niveau de responsabilité dans ce choix.

« L'expression de sa volonté et de sa préférence n'est pas effectivement faite dans une capacité entièrement maîtrisée », a dit l'experte. En guise d'exemple, la professeure indique qu'elle lui a demandé s'il préférait que le procès s'arrête ou continue. Il a répondu « je suis malade, je ne veux pas que le procès continue », et quand on lui a demandé où il souhaitait vivre à l'avenir, il a répondu « là où je suis actuellement ». À certains moments, selon elle, il ne sait pas qu'il est en prison. Selon l'experte, Kabuga comprend les charges et leurs conséquences, mais il ne peut pas instruire son avocat et discuter avec lui d'une ligne de défense, d'une évaluation des témoins, etc.

"Aucune raison de penser qu'il exagère ou simule"

« Plus l'information est complexe moins il la comprendra et la retiendra », dit la psychiatre. Il ne peut donc pas témoigner. « Les preuves nécessitent de la mémoire, la capacité de comprendre des phrases complexes », or « il est incapable de communiquer ses opinions, ses points de vue ». Les juges lui ont alors demandé si l'accusé pourrait seulement suivre le procès sans participer. Alors que le professeur Kennedy disait que ce serait le fatiguer inutilement, la professeure Mezey dit tout simplement qu'il s'endormirait après quelques instants.

Le neurologue belge Patrick Cras ne s'est pas éloigné des conclusions des autres experts. Il a affirmé devant les juges que Kabuga connait des lésions cérébrales, que les fonctions cognitives frontales ont été détériorées, qu'il a une démence vasculaire résultant en une détérioration cognitive aiguë. Troubles fonctionnels, troubles de l'attention, réflexion ralentie, perte de mémoire, manque de motivation, manque de perspicacité : il a « une démence permanente et irréversible » a tranché l'expert. « Je n'ai aucune raison de penser qu'il exagère ou simule » dit-il, précisant que les examens ont montré qu'il souffre d'un déficit de mémoire à long et à court terme.

« À la lumière de nos évaluations les plus récentes, nous sommes maintenant convaincus que Mr Kabuga n'est pas apte à participer de manière significative à son procès », ont conclu conjointement les trois experts indépendants.

Malgré l'unanimité, l'accusation a continué de contester cette conclusion. Le procureur Elderkin, dans ses soumissions, a relevé des problèmes méthodologiques, estimant que les résultats auraient été différents s'ils n'avaient pas par moments fait leurs examens par vidéo conférence. Selon lui, la barrière linguistique qui a nécessité les services d'un interprète auraient aussi altéré les résultats. Il n'a pas écarté le fait que les résultats les plus récents auraient pu être la conséquence d'infections subies par l'accusé peu de temps avant leurs examens, et qu'une amélioration dans un proche avenir est probable. « Kabuga comprend la nature des charges portées contre lui et les conséquences qui en découlent, s'il est dûment représenté, il peut subir son procès » affirme le représentant de l'accusation, qui suggère « qu'alternativement la chambre puisse procéder à l'examen des faits », sans l'accusé.

Les juges ont mis la question en délibéré, et la décision est attendue d'un moment à l'autre.

LE PRÉCÉDENT CAMBODGIEN

S'il était déclaré inapte à suivre son procès, Félicien Kabuga ne serait pas le premier dans l'histoire de la justice internationale. L'ancienne ministre des Affaires sociales du gouvernement Khmer Rouge du Cambodge, Ieng Thirith avait, en 2011, été jugé inapte à un procès pour des raisons neurologiques (maladie d'Alzheimer). Après une tentative de traitement médical, elle est finalement remise en liberté en septembre 2012, la Chambre estimant « que la perte de mémoire à long et à court terme dont était victime Ieng Thirith l'empêcherait de comprendre suffisamment le déroulement du procès pour pouvoir donner des instructions à ses avocats et participer effectivement à sa défense » et « qu'il n'existait aucune perspective raisonnable que l'accusée recouvre les fonctions cognitives qui la rendraient apte à être jugée dans un avenir prévisible. » Elle est décédée trois ans plus tard.

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