Tunisie: Ahlem Boussandel, directrice générale du MACAM, à La Presse - «L'historisation des arts plastiques en Tunisie m'obsède !»

9 Avril 2023
interview

Ahlem Boussandel. Fille de l'artiste feu Mannoubi Boussandel, 47 ans, artiste plasticienne, enseignante-chercheure à l'Institut supérieur des Beaux-arts de Tunis, mais également à la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis. Depuis un mois environ, c'est la femme de tous les espoirs pour la famille des arts plastiques en Tunisie. Et pour cause, elle vient d'être nommée à la tête du Musée national d'art moderne et contemporain (Macam) tant espéré, tant controversé depuis son inauguration officielle en 2018. Un musée qui a du mal à démarrer, un musée de toutes les polémiques et de toutes les convoitises aussi. La responsabilité qui incombe à Ahlem Boussandel est donc assez lourde. Elle nous parle ici de sa vision et de ses orientations...

Vous êtes porteuse d'un projet. Quels seront vos partis pris pour le Macam ?

La première priorité c'est, incontestablement, l'exposition de la collection permanente du musée. Sinon, ma conception de la gestion de l'établissement muséal se base sur le développement culturel et économique du musée et la diffusion de la culture des arts plastiques et de sa vulgarisation auprès des publics. Cela ne peut être réalisé qu'à travers la protection et la sauvegarde de la collection de l'Etat, mais également par la diffusion et l'échange. Une attention particulière sera, en outre, donnée aux archives numériques et au développement des sous-produits. Il ne s'agit là que d'un projet initial qui est appelé bien évidement à être étoffé.

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En parlant de publics, quelle sera votre cible principale ? Allez-vous travailler sur le concept d'inclusion et de proximité ou allez-vous brasser plus large ?

Pas vraiment. Ce qui est certain, c'est que notre coeur de cible ne sera pas le public d'intellectuels, car il est presque acquis d'avance. Je veux que le Macam soit orienté vers toutes les catégories socioéconomiques, qu'il soit ouvert pour les publics de tous les âges. Toutefois, des efforts vont être déployés pour attirer la jeune génération qui doit connaître sa culture plastique. Je crois personnellement à l'éducation artistique et visuelle. Des projets de collaboration avec plusieurs structures de développement culturels sont déjà en cours de construction pour, entre autres, la création de visites virtuelles et immersives. Je ne compte pas non plus travailler sur la centralisation.

Aller aux publics de l'intérieur du pays m'intéresse beaucoup. J'ambitionne de faire naître des collaborations avec les autres musées -- qui sont essentiellement archéologiques --, d'intégrer et de développer le projet du «Musée dans les régions» en faisant jouer par exemple des rapports entre les artistes et leurs villes d'origine ainsi que d'autres concepts innovants et originaux dans l'approche muséale et dans l'approche des publics.

Est-ce que vous envisagez des collaborations avec des musées étrangers ?

Bien évidemment, toute collaboration avec des partenaires de tous les pays et de tous les continents est la bienvenue. Mais les premiers partenariats seront certainement avec l'Algérie, le Maroc, la France, l'Espagne, l'Italie et les Etats-Unis, car l'histoire de l'art en Tunisie leur est très liée. Il y avait et il y a encore de grands échanges culturels entre la Tunisie et ces pays. La collaboration avec leurs musées est très importante, car nous allons nous intéresser dans une première exposition temporaire à la période des années 60/70.

L'ouverture officielle du Macam a eu lieu, mais à travers plusieurs expositions temporaires dites «inaugurales». Toutefois, tout le monde a l'impression qu'il n'y a pas encore de musée, en l'occurrence en l'absence d'une véritable collection permanente. Pouvez-vous nous éclairer sur cette nébuleuse qui intrigue plus d'un ?

Bonne question. L'inauguration officielle du Macam a bien eu lieu, mais la collection permanente qui va constituer le musée depuis le fonds de l'Etat n'a pas encore été exposée au public. Nous y travaillons actuellement. Cela doit être fait d'ici fin 2023, environ d'après mes premières estimations.

Comment voyez-vous les choses ?

Pour moi, nous devons nous baser sur un concept et retracer l'histoire des arts plastiques en Tunisie. Le balayage historique doit être fait. Nous pouvons montrer une collection pendant deux ou trois ans, puis l'enrichir au fil du temps, voire la changer. Nous exposerons des oeuvres à partir des premières éditions du «Premier salon tunisien» qui marque, à mon sens, les premières traces de «l'art tunisien» si j'ose dire. Au début du XXe siècle, les Tunisiens ont, en effet, commencé à exposer leurs oeuvres dans les salons tunisiens et ont marqué l'histoire des arts plastiques avec des mouvements, des tendances et des visions artistiques qui se sont développées au fil du temps.

Et qu'en est-il pour l'art contemporain ? Comment allez-vous procéder pour sélectionner les artistes actuels ?

Je considère que l'art contemporain n'est pas très «osé» en Tunisie. L'art reste principalement relié à des pratiques picturales liées à des accrochages sur les cimaises. Par exemple, si nous remarquons quelques pratiques contemporaines, nous trouvons rarement d'art éphémère. Je pense que nous sommes restés attachés à la tradition du tableau. Nous allons donc exposer «l'art contemporain» tel qu'il se présente et se manifeste sur notre scène artistique.

Concernant le choix des artistes, je crois que chacun a le droit d'avoir sa place au Macam car chacun a participé d'une manière ou d'une autre à forger l'histoire des arts plastiques en Tunisie. Mais des choix doivent être faits. Nous allons opter pour des plasticiens qui ont une carrière longue de plusieurs années, avec une production de qualité et un rythme soutenu.

Vous m'avez parlé d'une obsession qui vous habite. Pouvez-vous nous en parler davantage?

Tout à fait ! L'historisation des arts plastiques en Tunisie m'obsède. Il faut laisser des traces pour les générations futures. J'y crois... Parallèlement à la collection permanente, je compte monter des expositions temporaires avec des oeuvres des années 60/70 qui marquent un tournant voire une «déviation». Les artistes de l'époque voulaient s'éloigner de l'Ecole de Tunis et se tourner vers de nouvelles tendances très variées et très développées qui ont abouti à la naissance de l'abstraction. Je ne vais travailler également que la documentation en organisant des colloques scientifiques et des colloques à vocation plutôt culturelle avec des témoignages et autres genres. Outre les actes des colloques qui seront réunis, il y aura également des catalogues avec des visuels qui seront publiés. Pour moi, les traces écrites, en format papier sont importantes, même dans un monde régi par le tout numérique. Ces colloques peuvent être extra muros et décentralisés.

En phase avec la tendance internationale, comptez-vous introduire l'événementiel dans le musée ?

Je suis tout à fait contre qu'un musée dévie de sa fonction initiale, mais l'événementiel aura certainement sa place. Si je tiens à préserver la sacralité du musée, je suis tout à fait pour une programmation parallèle en relation avec les arts plastiques et notre fonds. Nous allons par exemple créer des productions qui relèvent de l'interaction in situ. D'autres projets sont en cours de construction, mais nous n'allons pas nous éloigner de notre vocation initiale.

Et les enfants au Macam ?

Bien sûr qu'ils auront leur place, mais loin de la conception classique des ateliers de peinture. J'ai réfléchi à une sorte de «Musée imaginaire» pour emprunter le titre de l'essai d'André Malraux : des activités à partir des expositions du Macam qui développeront la créativité des enfants. Une sorte de «remake»... Mais pour être honnête, le local nous pose problème.

En parlant d'espace, d'aucuns disent que le local du Macam peut être celui d'une grande galerie et point d'un musée de l'importance du Musée national d'art moderne et contemporain. Qu'en pensez-vous ? Et est-ce qu'il y a possibilité d'une extension future ou d'un changement de local ?

Certes, l'espace du musée n'est pas énorme, mais si nous saurons bien l'exploiter ça pourrait aller à mon avis. D'ailleurs, des travaux de réaménagement vont être opérés. Sinon, il n'y a ni possibilité d'extension ni de déménagement, du moins pour le moment.

L'accès au Macam est actuellement gratuit. Sera-t-il payant ?

Oui, le musée doit développer ses ressources propres. L'accès sera désormais payant, mais avec un tarif à la portée qui prend en considération les moyens du citoyen lambda. Parallèlement, nous allons développer des activités et des produits pour augmenter les revenus.

Vous avez fait vos études à l'Institut supérieur des Beaux-arts de Tunis (Isbat) et vous y enseignez actuellement. Comment envisagez-vous votre nouvelle relation avec «l'école-mère» ?

Les liens avec l'Isbat sont indispensables, incontournables. Dans d'autres pays, le directeur du musée national est lui-même le directeur de l'école des Beaux-arts. C'est pour vous montrer les liens étroits et la continuité qui doivent exister. Pour moi, l'Isbat et toutes les universités tunisiennes doivent être des partenaires de choix pour le Macam. Actuellement, nous sommes en train de préparer une convention qui sera la base pour les échanges de compétences et pour les échanges artistiques et culturels entre les deux institutions. Nous comptons également contribuer à la célébration du centenaire de l'Isbat cette année en accueillant au moins un événement au sein du musée. Ceci dit, nous sommes tout à fait ouverts à des partenariats avec les autres établissements du pays. Nous avons déjà été contactés par l'Institut supérieur des arts et métiers de Kairouan pour la célébration de son vingtième anniversaire.

Vous avez une programmation ramadanesque. Pouvez-vous nous en parler davantage ?

Effectivement. Nous avons une programmation ramadanesque, mais nous avons voulu sortir de l'ordinaire. Nous avons fait le choix d'offrir aux publics des projections de films: un court-métrage autour de Adel Megdich et «L'homme abstrait, l'aventure picturale de Hedi Turki». Une exposition cent pour cent féminine sera montée autour des oeuvres de Besma Helal, Nadia Jelassi et Amel Bousslema qui ont initié, avec d'autres artistes, des pratiques artistiques contemporaines. Une présentation du parcours de chacune de ces artistes aura lieu également. En relation avec l'exposition temporaire actuelle «Hedi et Noureddine Khayachi. Deux piliers de la peinture tunisienne en parfaite symbiose», M. Abdessattar Amamou viendra raconter, à sa manière, les histoires des scènes qui figurent dans certaines oeuvres des deux artistes.

Une question cruciale pour terminer : avez-vous réellement les moyens financiers et humains suffisants pour concrétiser votre projet que je pense ambitieux ?

Pour être honnête, le budget est là, mais il faut un bon cadrage. Actuellement, nous avons besoin de matériels spécifiques et appropriés à nos projets, mais surtout d'équipes de professionnels bien constituées pour chaque service. L'encouragement personnel de madame la ministre des Affaires culturelles me conforte beaucoup.

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