Ile Maurice: L'affaire Rajesh Ramlogun - Un meurtre en détention policière resté impuni

Dans cette rubrique hebdomadaire, nous revenons sur des disparitions, des faits divers ou des crimes qui ont été perpétrés il y a plusieurs semaines, mois, années. Des drames qui ont marqué les esprits et qui ont bouleversé des vies à tout jamais...

Le 5 janvier 2006, le quotidien des habitants du paisible village de Lalmatie semblait se dérouler comme d'habitude. Jusqu'à ce que, cette nuit-là, Atmanand Jhurry, un ancien Deputy Head Master devenu taximan, revienne chez lui, à Bhuruth Lane, et découvre les corps sans vie de son épouse Indira et de sa soeur Asha, gisant dans une mare de sang dans le salon. Indira avait été poignardée à 60 reprises alors qu'Asha avait reçu 28 coups d'une arme tranchante.

La thèse du cambriolage fut initialement privilégiée. Cependant, rien n'avait été volé dans la maison et la soeur aînée d'Indira avait affirmé aux policiers que l'assassin aurait frappé à la porte avant d'entrer. Cette déclaration remettait en cause cette thèse. Autre fait intéressant: non loin du lieu du crime, la police retrouva le voisin des Jhurry, Avinash Ramgotee, âgé de 22 ans et étudiant à l'Université de Maurice, avec des blessures à l'abdomen. Il fut transporté d'urgence à l'hôpital de Flacq et par la suite, à l'hôpital Sir Seewosagur Ramgoolam. Après son interrogatoire, il fut arrêté par des limiers de la Major Crime InvestigationTeam (MCIT). Des incohérences ont également été révélées dans les versions qu'il avait données à la police. Deux mois plus tard, Avinash Ramgotee fut libéré sous caution, l'accusation ayant été réduite de meurtre à manslaughter. En 2013, soit sept ans plus tard, Avinash Ramgotee a été jugé coupable aux Assises, les membres du jury ayant tranché pour un verdict de «guilty as charge», huit voix contre un. Il a été condamné à 37 ans en prison.

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Si, à première vue, cette affaire peut ressembler à d'autres, ce n'était pas vraiment le cas. Bien qu'il ait fallu sept ans de patience et de courage pour que la famille Jhurry obtienne justice, l'obtention de celle-ci auprès de l'État a ironiquement conduit à une autre mort suspecte, celle-là venant de l'État lui-même : la mort en détention policière de Rajesh Ramlogun, l'oncle d'Avinash Ramgotee et le demi-frère de son père, qui avait également été arrêté dans le cadre de l'enquête sur le double meurtre des belles-soeurs Jhurry.

Les tortures à Alcatraz

Durant son interrogatoire, Avinash Ramgotee aurait affirmé aux enquêteurs qu'il avait surpris Rajesh Ramlogun sur le lieu du crime après que ce dernier eut tué les deux femmes. Avinash Ramgotee se serait alors enfui en jetant un T-shirt à la figure de son oncle, qui l'aurait néanmoins rattrapé un peu plus loin et agressé à son tour. Rajesh Ramlogun avait alors été arrêté le 12 janvier 2006 par les limiers de la Major Crime and Investigation Team (MCIT) - dirigée à l'époque par feu Prem Raddhoa - en tant que suspect, et conduit au tribunal de Flacq sous une accusation provisoire de complot pour meurtre. Pour la suite de son interrogatoire, il fut emmené au bureau de la MCIT aux Casernes centrales. Il était alors en parfaite santé.

Rajesh Ramlogun avait été interrogé de 18 h 30 à 21 h 45. Après avoir conclu que l'emploi du temps de ce dernier comportait prétendument des lacunes, les enquêteurs avaient appelé l'inspecteur Ranjit Jokhoo, qui était de service, pour savoir quelle voie suivre. C'est alors que le surintendant de police (SP) Raddhoa, contacté par l'inspecteur Jokhoo, avait ordonné la détention du suspect Ramlogun, lui-même émettant l'ordre. Rajesh Ramlogun fut alors conduit au centre de détention d'Alcatraz à 22 h 15, escorté par trois policiers, et y arriva à 22 h 53, soit 38 minutes après avoir quitté le bureau de la MCIT, alors qu'il ne fallait pas plus de cinq minutes pour y arriver. Des marques de blessures étaient aussi visibles sur sa joue gauche. Le 13 janvier, lors de sa comparution devant le tribunal de Flacq, Rajesh Ramlogun aurait confié qu'il avait été brutalisé. Toutefois, il avait été reconduit en détention.

Le lendemain matin, le 14 janvier 2006, Rajesh Ramlogun se trouvait déjà dans un état semi-comateux après son admission à l'hôpital Jeetoo. Il décéda à 13 heures. Son corps portait 15 traces de blessures, et son visage, la marque d'un coup mortel. L'autopsie, pratiquée par le Dr Sudesh Kumar Gungadin, assisté du Dr Gujjalu, ancien médecin légiste de la police, avait révélé que Rajesh Ramlogun était décédé des suites «d'une hémorragie cérébrale d'origine traumatique causée par un coup conséquent au visage».

Preuves insuffisantes : À qui la faute ?

Par la suite, sept officiers de la MCIT avaient été arrêtés et libérés sous caution. L'accusation contre trois d'entre eux fut abandonnée, et quatre éléments de la MCIT qui faisaient partie de l'équipe ayant interrogé Rajesh Ramlogun, le sergent Dishiraj Jagdawoo, le caporal Rashid Madarbux et les constables Luc Lindsay Kinsley Potié et Yvan Levasseur, avaient vu une accusation provisoire d'assassinat retenue contre eux et avaient été suspendus. Une enquête judiciaire avait été mise sur pied pour établir les circonstances de la mort de Rajesh Ramlogun, révélant qu'un foul play était soupçonné. L'Attorney General de l'époque, Me Rama Valayden, était également intervenu pour rassurer sur le fait que l'affaire sera traitée d'urgence.

En septembre 2006, une charge formelle d'abus d'autorité ayant causé mort d'homme fut logée en cour intermédiaire par le Directeur des poursuites publiques (DPP) contre les quatre officiers. Toutefois, en 2009, ces derniers furent blanchis par la cour, les magistrates Jane Lau Luk Poon et Shameen HamuthLaulloo ayant conclu que la poursuite n'avait pas pu établir qu'ils étaient responsables de la mort de Rajesh Ramlogun. Le DPP décida alors d'interjeter appel du jugement, formulant 19 raisons pour soutenir son appel. Parmi celles-ci : les magistrats n'avaient pas pris en considération le fait que le suspect se portait bien au moment de son arrestation, ni les conclusions du Dr Gujjalu, qui avait réalisé l'autopsie.

«When the State kills with impunity»

Avant la fin de l'affaire, un des officiers, notamment le caporal Rashid Madarbux, décéda. Finalement, en mars 2016, la Cour suprême rejeta l'appel du DPP contre les trois autres officiers. Ces derniers furent acquittés par les juges Rita Teelock et Asraf Caunhye. Cependant, les juges avaient déploré le fait que la mort de Rajesh Ramlogum reste impunie, en disant que l'État a la responsabilité de protéger et d'assurer la sécurité d'une personne en cellule de police. Toutefois, ils avaient conclu qu'il ne pouvait être établi que les officiers en question étaient responsables de cet acte. «Although evidence has not been established, there is no doubt that Rajesh Ramlogun was subjected to physical abuse and he was killed in custody. Those responsible remain unpunished», avaient-ils dit, avant d'ajouter : «...when the State kills with impunity, it shakes the very foundation on which a democratic State is built: the rule of law.» La famille de Rajesh Ramlogun avait reçu Rs 7 millions en compensation.

Dix-sept ans plus tard, cette question demeure toujours. Rajesh Ramlogun avait certainement connu une fin terrible et brutale alors qu'il était sous la responsabilité de la police et sous présomption d'innocence, sans oublier que la seule cause de suspicion raisonnable à son encontre c'était les paroles de son neveu Avinash Ramgotee. L'État a tué Rajesh Ramlogun, comme l'affirme la Cour suprême. Mais en fin de compte, qui au sein de l'État ? On présume toujours que nul ne le sait.

Comme un air d'impunité...

Ce cas de brutalité policière n'est pas isolé. Rappelons que dans l'affaire Toofany, des faits similaires se sont produits et la cour intermédiaire a estimé que les preuves étaient insuffisantes pour condamner les policiers en question et leur avait accordé le bénéfice du doute. Bien que le DPP ait fait appel, le procès n'a toujours pas été bouclé. Le bureau du DPP est également en possession de plusieurs dossiers de l'Independent Police Complaints Commission sur d'autres cas de torture par la police, dont les vidéos ont été diffusées sur les réseaux sociaux l'an dernier. Toutefois, à ce jour, aucune poursuite n'a été engagée. Alors que la présomption d'innocence reste primordiale et de nombreuses plaintes sont déposées contre les violences policières, des policiers continuent à commettre de tels actes, avec un sentiment d'impunité.

«Les policiers ont une obligation de résultat, d'où la tendance à obtenir des aveux, ce qui est la façon la plus aisée de boucler une enquête. Il y a aussi ceux qui croient fermement que la seule façon d'élucider un crime est de tabasser l'accusé, faute de quoi il n'avouera pas. Cela conduit au contraire à plus d'injustice car de nombreux innocents finissent par avouer des crimes qu'ils n'ont pas commis, juste pour éviter la torture», affirme Me Rama Valayden. L'avocat souligne qu'«avec une magistrature qui a tendance à être prosecution-minded, le taux de condamnations ainsi que le nombre d'aveux dans le pays sont très élevés».

Dès lors, le rôle de la police est de «prove and disprove»: trouver des éléments authentiques qui relient un suspect à un délit et prouver sa culpabilité et, en même temps, enquêter de manière impartiale sur les éléments que le suspect affirme pour clamer son innocence. «Mais, dans la pratique, nous constatons que dans de nombreux cas, comme le vol, le trafic de drogue et autres, l'impartialité n'est pas respectée par la police pour des raisons de complaisance.» À cela, dit Rama Valayden, s'ajoute parfois une tendance des tribunaux à présumer dans les affaires criminelles que «the police is not on trial».

Pour rappel, dans l'affaire Akil Bissessur, la magistrate Vidya-Mungroo Jugurnath a rayé les charges provisoires de trafic de drogue, soulignant que les enquêteurs n'ont pas estimé important d'enquêter sur la défense mise en avant par l'avocat. Selon le rapport américain 2022 sur les Droits humains, «bien que le gouvernement dispose d'un mécanisme d'enquête par l'intermédiaire de la Commission indépendante des plaintes contre la police, une culture d'impunité dans les forces de l'ordre a contribué à faire de l'impunité un problème».

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