Afrique du Sud: 30 ans après son assassinat, la légende de Chris Hani, «géant d'intégrité et d'intelligence»

Il y a trente ans, Chris Hani, leader charismatique de l'ANC et chef du Parti communiste sud-africain, tombait sous les balles d'un assassin issu de l'extrême droite blanche. Aujourd'hui, l'Afrique du Sud se souvient avec nostalgie de cette grande figure à un moment où le pays se débat avec des inégalités criantes et des scandales de corruption.

Le drame s'est déroulé dans la matinée du 10 avril 1993. En sortant de sa voiture qu'il venait de garer devant son domicile à Boksburg, un des faubourgs blancs de Johannesburg, le leader noir est interpellé, puis abattu à bout portant sous les yeux de sa fille âgée de quinze ans. Sa basse besogne achevée, l'assassin, un grand blanc aux cheveux blonds, prend la fuite au volant de sa Ford Laser rouge. La police est prévenue par une voisine qui avait assisté à la scène de loin. Elle avait eu la présence d'esprit de noter la plaque d'immatriculation de la voiture du tueur. Intercepté rapidement à un barrage de police, l'assassin nie dans un premier temps de s'être trouvé sur les lieux, avant d'avouer son crime.

Janusz Walus avait fui son pays, la Pologne communiste, pour venir s'installer en Afrique du Sud. Naturalisé de fraîche date, il déclare avoir tué Chris Hani par haine contre le communisme. Les perquisitions menées chez lui prouveront que l'homme faisait partie du mouvement néo-nazi Mouvement de résistance afrikaner (AWB) et du Parti conservateur (extrême droite), toutes les deux des formations nostalgiques de l'apartheid, opposées au processus de négociations en cours en vue du partage de pouvoir entre la minorité blanche et la majorité noire. La police trouvera par ailleurs chez l'assassin une « liste rouge » comportant noms et adresses de neuf personnalités sud-africaines à abattre. Le nom de Chris Hani était le numéro trois de la liste...

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Conscient que ce meurtre violent était susceptible de raviver la colère des populations noires et de mettre en péril le processus de négociations pour un règlement pacifique des problèmes sud-africains, dirigeants noirs et blancs multiplient des appels au calme. Prenant la parole à son tour, dès le soir du 10 avril, Nelson Mandela appelle ses troupes à s'abstenir de représailles. Il leur rappelle que si Hani a été tué par un Blanc, c'est le coup de fil passé par une voisine afrikaner qui a permis l'arrestation du tueur. L'appel fut entendu, même s'il n'empêcha pas l'exacerbation des tensions raciales et l'éclatement de violentes émeutes ici et là. Il n'y a pas eu de grand soir. Sans doute parce que les meneurs savaient que leur héros disparu avait lui-même, quelques mois avant sa mort, réorienté sa stratégie en mettant l'accent sur le transfert pacifique et négocié du pouvoir.

Un leader influent et populaire

Orateur hors pair et charismatique, Chris Hani était un leader particulièrement influent parmi la jeunesse des townships et des ghettos noirs, qui constituaient la base de l'ANC. En 1991, il avait été élu à l'exécutif national de cette formation historique avec le chiffre record de 95% des suffrages. Ultime preuve de sa popularité, plus de 100 000 personnes sont venues lui rendre hommage lors de ses funérailles au stade de football de Soweto, le 17 avril 1993. « Sa popularité transcendait les lignes de faille générationnelles et beaucoup le considéraient comme le dauphin probable de Nelson Mandela », se souvient Max du Preez (1), journaliste vétéran sud-africain qui a suivi de près les heurs et malheurs du leader assassiné.

Tout comme Mandela, Hani avait voué l'essentiel de sa vie à la cause de l'ANC. Né en 1942, dans une famille pauvre de la région xhosa (sud-est), il avait rejoint sa Ligue de la jeunesse à l'âge de 15 ans, tout en poursuivant parallèlement des études universitaires, se spécialisant en latin et en littérature classique anglaise. Sous l'influence de Govan Mbeki, le père de son copain d'école, Thabo Mbeki, il s'engagea aussi très jeune dans le parti communiste, pourtant interdit depuis les années 1950.

À 21 ans, Hani doit quitter clandestinement son pays afin de participer aux premières actions de la branche armée de l'ANC (Umkhonto We Sizwe, « la Lance de la Nation »), à partir du territoire du Zimbabwe, à l'époque la Rhodésie. Révolutionnaire dans l'âme, le jeune homme se révèlera au cours de ses longues années d'exil un stratège militaire hors pair, s'employant à coordonner et à intensifier des opérations de guérilla destinées à déstabiliser le régime sud-africain. Ces actions étaient menées à partir de Lusaka, en Zambie, qui abritait le quartier général d'Umkhonto We Sizwe, dont Hani deviendra le véritable patron en 1987.

« Certes, la réputation de Chris Hani doit beaucoup à sa carrière militaire éclatante à la tête de l'Umkhonto We Sizwe, qui sous son égide était passée du stade d'armée de guérilleros en guenilles à une véritable organisation militaire, poursuit Max du Preez. Mais ce sont surtout ses prises de position en faveur des soldats ordinaires et sa dénonciation de la corruption et d'abus qui sévissaient dans les camps d'entraînement militaire de l'ANC qui ont participé à sa légende. »

Pragmatisme et radicalité

La légende de Chris Hani est faite de pragmatisme et de radicalité, à laquelle l'homme ne dérogera guère à son retour d'exil en 1990, après la fin du bannissement des partis anti-apartheid. C'est ainsi lorsqu'il est élu l'année suivante à la tête du Parti communiste sud-africain, il tentera de réformer l'organisation de l'intérieur en poussant son aile orthodoxe et néo-stalinienne à adopter dans sa doxa la notion de « socialisme démocratique ».

Au sein de l'ANC, il incarne l'aile dure du parti, mais apporte son plein soutien à la poursuite du processus des négociations pacifiques entamées avec le pouvoir afrikaner. Cela ne l'empêche pas de rester fidèle à ses convictions, faisant entendre dans les réunions politiques du parti les frustrations de la jeunesse et des pauvres. Dans les négociations avec le régime d'apartheid, il appelle à une transformation radicale de la société, en redistribuant terres et ressources, et s'oppose aux positionnements trop timides à son goût de la branche modérée de l'ANC conduite par Thabo Mbeki, futur successeur de Nelson Mandela à la tête du pays et proche des milieux d'affaires blancs.

Après l'assassinat de Hani, les rivalités de ce dernier avec les leaders adoubés de sa génération ne manqueront pas de venir alimenter de diverses théories de complot impliquant à la fois les services secrets que les arcanes de l'ANC. Selon le journaliste Max du Preez, qui a assisté aux procès de l'assassin présumé du dirigeant noir et de ses complices d'extrême droite blanche afrikaner, « il n'y avait pas une once de preuve de l'implication quelconque du leadership de l'ANC ou du patronat blanc dans le meurtre de Chris Hani. Cette tragédie s'inscrit dans les violences ethniques et communautaires dans lesquelles le pays était plongé pendant la période de transition démocratique. Dans l'affaire Hani, tous les signaux étaient pointés vers l'extrême droite qui voulait tout simplement faire un coup en faisant assassiner le communiste noir le plus en vue du pays ».

Paradoxalement, ce fut un coup « réussi », pas dans le sens où l'entendaient le tueur polonais et ses parrains néo-nazis qui, en perpétrant leur crime, espéraient faire dérailler les négociations et semer les graines d'une guerre civile. La guerre de Johannesburg n'a pas eu lieu. Au contraire, l'assassinat fut l'occasion d'une prise de conscience générale, avec pour conséquence la relance et l'accélération des pourparlers entre dirigeants noirs et blancs pour l'invention d'une nouvelle Afrique du Sud. À peine douze mois plus tard, Pretoria organisait ses premières élections démocratiques, fondées sur le principe de « un homme, une voix ». On connaît la suite.

Pour Max du Preez, Chris Hani aurait été un excellent président de son pays renouvelé. « Steve Biko et Chris Hani sont deux hommes auxquels je pense souvent et je me dis que si ces deux géants d'intégrité et d'intelligence étaient encore parmi nous, soupire le journaliste, l'histoire de l'Afrique du Sud post-apartheid serait sans doute très différente de ce qu'elle est devenue. »

(1) Journaliste sud-africain réputé, Max du Preez est fondateur de Vrye Weekblad, le premier journal sud-africain anti-apartheid, en langue afrikaans. Analyste politique, il est aussi l'auteur de plusieurs volumes d'essais, dont A Rumour of Spring (2013), consacré aux turbulentes années post-apartheid.

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