Décidément, on n'a pas encore fini avec les incohérences liées à la gestion de la covid-19 au Sénégal. Après le rapport de la Cour des comptes qui a fait état de «surfacturations, absence de justificatifs, conflits d'intérêt » mais aussi des dépenses sans rapport avec la covid, voilà que Dr Abdoulaye Bousso qui a été en première ligne dans la lutte contre l'épidémie, nous parle d'achat inexpliqué de pyjamas. Dans son ouvrage intitulé « Sur les vagues de la covid-19 », l'ancien directeur du Centre d'opérations d'urgence sanitaire du Sénégal partage son vécu de la gestion de la covid et évoque les faiblesses de systèmes de santé en Afrique. Il livre également les clés pour un système de santé performant.
Entre anecdotes, rappels, constats, Dr Abdoulaye Bousso se livre sur la gestion de la covid-19. L'ancien directeur du Centre d'opérations d'urgence sanitaire du Sénégal (Cous) qui a été au coeur de la riposte contre l'épidémie, vient de sortir un livre composé de 193 pages et de 10 chapitres intitulé « Sur les vagues de la covid-19 » édité par L'Harmattan. Dans ledit ouvrage préfacé par le Dr Awa Marie Coll Seck, Dr Bousso révèle un achat de pyjamas et exprime son « dégoût » au chapitre V. « Un jour, mon responsable logistique m'annonça qu'il avait reçu une dotation de pyjamas, commandés par le ministère de la Santé. J'ai pensé que c'étaient les tenues que nous portions dans les blocs opératoires qui avaient été achetées et que le personnel des CTE pourrait porter.
Dans notre jargon, le pyjama est la tenue qui est portée sous la blouse stérile. Il me dit que non et que c'était de vrais pyjamas qui avaient été achetés, en réalité des pyjamas pour dormir. C'étaient des pyjamas rayés, ressemblant à des tenues de bagnard. J'étais abasourdi, car des milliers avaient été acquis ! Mon dégoût était tel que je n'ai pas à ce jour jamais essayé de savoir qui avait exprimé cette commande et qu'en était le but. Je pense qu'à nos jours, ces pyjamas sont encore en souffrance dans des magasins », raconte Dr Bousso dans son livre. Selon lui, il s'agit à travers cette anecdote de « mettre en évidence certaines incohérences qui se sont passées dans la gestion de la covid ».
« On avait l'impression que c'était un partage du gâteau et qu'il fallait servir tout le monde »
A en croire Dr Bousso, la rationalisation des ressources n'était pas de mise. « L'esprit de vouloir servir chaque Direction était à mon avis inapproprié. On avait l'impression que c'était un partage du gâteau et qu'il fallait servir tout le monde, faire plaisir à tout le monde. Chacun y allait avec son programme d'activités à financer ne tenant aucun compte de la cohérence des interventions et des activités des structures de coordination mises en place », souligne l'auteur.
En effet, le manque d'équipement dans les hôpitaux a rendu difficile la prise en charge des malades. C'est pourquoi, Dr Abdoulaye Bousso est d'avis qu'une partie des fonds destinés à lutter contre l'épidémie devrait servir à combler le gap. «Pendant la covid, le gros problème que nous avions, c'était la prise en charge des cas graves dans les régions avec peu de capacités en réanimation hors de Dakar. Aujourd'hui, après avoir dépensé près de 1000 milliards de FCFA, avons-nous comblé le gap ? Je ne le pense pas. Toutes les 13 régions devraient avoir des unités de réanimation équipées et fonctionnelles. J'avoue que je n'ai aucune idée du nombre de respirateurs acquis (plus d'une centaine, il paraît), ni de leur répartition, mais je suis certain que grande sera la surprise si on fait le point sur les unités de réanimation fonctionnelles dans les régions », déclare Dr Bousso.
« Je n'ai toujours pas compris la création et le rôle du Comité à la Présidence »
Dans son ouvrage « Sur les vagues de la covid-19 », l'auteur revient aussi sur la réponse globale organisée à trois niveaux (stratégique, opérationnel et tactique). « Au niveau stratégique, si l'engagement du président de la République est à saluer, de même que son option de consulter directement les techniciens, toutefois, je n'ai toujours pas compris la création et le rôle du Comité à la Présidence. Indirectement, nous avons pu comprendre le rôle de ce Comité à travers des décisions que nous apprenions à travers les médias : interdiction d'entrée des corps covid dans le pays, réquisition des hôtels pour isoler les contacts, etc. », dit-il.
Dr Abdoulaye Bousso n'a pas manqué de révéler une cacophonie autour de la coordination. « J'avoue que l'incompréhension a continué et j'avais surtout le sentiment que chacun voulait juste être visible et audible. Souvent, dans mes réunions de coordination quotidiennes, je soulignais la cacophonie qui gagnait nos rangs. Beaucoup me disaient de ne pas utiliser ce terme et je répétais souvent, même devant le ministre, mais c'était juste la vérité, et par moments, cela gênait la réponse.
Il arrivait de se retrouver avec des informations contradictoires ou la mise en oeuvre des stratégies non concertées, ce qui créait des tensions dans l'équipe », raconte l'auteur. Selon lui, « les principales structures qui faisaient cavalier seul et amenaient la cacophonie étaient le Service national de l'éducation et de l'information pour la santé, la Direction générale des établissements de santé et la Direction de la prévention ». Comme conséquences, dit-il, « une communication mal maîtrisée auprès des populations, des dysfonctionnements dans la gestion des centres de traitement, un suivi des contacts et une gestion des données très insuffisants ».
« Le principal problème (...), c'est l'absence d'une bonne politique des ressources humaines »
Dr Bousso a fait le diagnostic des systèmes de santé en Afrique dans son ouvrage. « Nos systèmes de santé souffrent d'une politisation à outrance, avec un réel manque de vision prospective. Tout est dans la réalisation visible : les constructions et les ambulances, presque rien dans les systèmes. Tant que nos dirigeants continueront à penser que l'histoire de leur pays est superposable à la période de leur mandat, l'Afrique aura du mal à décoller », déclare Dr Bousso. Allant plus loin, il dira : « Le principal problème que nous avons dans la plupart des pays africains, c'est l'absence d'une bonne politique des ressources humaines.
Former un infirmier prend trois ans, pour un médecin généraliste, il faut huit années, et pour un médecin spécialiste, douze années. C'est dire que pour un bon plan des ressources humaines, il faut au moins des plans tri-quinquennaux bien cohérents qui tiennent compte de l'évolution de la population, des constructions futures, des départs (retraite, disponibilité, démission, décès...). Combien de pays ont cette vision ? Pas beaucoup, le Sénégal y compris. Nos directeurs de ressources humaines se résument essentiellement à la gestion du personnel, ne s'occupant que d'affectations et de mutation ».
« L'exemple le plus parlant est celui du déficit en gynécologues au Sénégal »
Sur l'insuffisance en ressources humaines au Sénégal, il indique « l'exemple le plus parlant est celui du déficit en gynécologues au Sénégal ». A en croire Dr Bousso, « la mortalité maternelle et infantile demeure encore un lourd fardeau pour nos pays, un vrai drame, qu'on ne fait malheureusement que constater ». Il fustige ainsi le comportement de certains médecins qui refusent d'aller travailler à l'intérieur du pays. « Il est vrai que le Sénégal a fait beaucoup d'efforts sur les bourses de formation, spécialement pour les médecins mais en contrepartie, il n'impose aucune contrainte.
Combien de médecins ont refusé de rejoindre l'Administration pour se voir octroyer par ce même état une autorisation d'exercice dans le privé ? Si vous y comprenez quelque chose, car mes neurones n'arrivent pas à capter cette hérésie. D'autres refusent les affectations dans des zones supposées difficiles pour après se faire recruter par des établissements publics de santé de capitales régionales, donc apparemment à l'Etat sans qu'aucune conséquence ne s'ensuive », révèle l'auteur.
Dans le dernier chapitre intitulé « Mettre fin à l'éternel recommencement », Dr Bousso invite les Etats à tirer des leçons de la covid. Il recommande ainsi de « digitaliser et sécuriser les informations sanitaires », « disposer de stock d'urgence », de « construire autrement nos hôpitaux », « d'anticiper la formation des ressources humaines », de « financer la préparation face aux urgences sanitaires et disposer de fonds d'urgence », de « développer la recherche » mais aussi « d'intégrer les menaces sanitaire dans les politiques de sécurité nationale ». A en croire Dr Bousso, « les pays africains doivent développer leur leadership et prendre en charge eux-mêmes leur destinée ».