Lamine Konkobo est une voix bien familière des auditeurs de la radio BBC, et dans une certaine mesure de la radio Savane FM du célèbre Sidnaba. Après 17 ans à la BBC, ce journaliste international qui a parcouru les quatre coins du monde et qui fait la fierté des Burkinabè et des Africains, se consacre aujourd'hui à plein temps à l'écriture et aux travaux de mise en place de son propre studio de production. Mais malgré la distance, l'ex-étudiant de l'université de Ouagadougou, reste très attaché à sa mère patrie.
Dans cette interview, réalisée en ligne, accordée à Sidwaya, l'ancien chef de Desk Télévision de BBC News Afrique se prononce sur les sujets brûlants de l'actualité nationale : le rôle des médias en contexte de guerre, les menaces contre les journalistes, la suspension de RFI et France 24, la dénonciation des accords militaires avec la France, les récentes offensives de l'armée burkinabè contre les positions terroristes, le leadership du capitaine Ibrahim Traoré dans la conduite de la guerre, les six mois de sa gouvernance. Sur toutes ces questions, Lamine Konkobo y répond sans langue de bois, en convoquant des exemples précis tirés de l'histoire du Burkina, de l'Angleterre, de la France. Lisez plutôt !
Sidwaya (S) : Depuis 2015, où le Burkina Faso a connu sa première attaque terroriste, le pays vit une crise sécuritaire et humanitaire sans précédent. En tant que Burkinabè de la diaspora, loin de la mère patrie, comment vivez-vous cette situation que traverse notre pays ?
Lamine Konkobo (L.K.) : Moi, je la vis comme une tragédie. Au Royaume-Uni, le Burkina Faso n'est pas aussi connu qu'un pays tel que le Nigeria. Mais les rares personnes qui m'ont parlé du Burkina l'ont fait avec un maximum de respect. Et la raison, tout burkinabé peut la deviner : Thomas Sankara. A ce propos, il y a cette petite histoire d'une dame, Becky Branford--la plus "burkinabè" des Britanniques, comme je l'appelle. A l'âge de 11 ans, pour un projet écolier, elle avait séjourné à Ouagadougou en compagnie d'une équipe de la BBC pour interviewer Thomas Sankara. Elle avait été éblouie par le capitaine, et l'enfant Becky était tombée amoureuse du Burkina.
Quand elle me parle du Faso, donc de Sankara, sa voix se brise toujours d'émotion. Et Backy n'est pas la seule du genre dans ce pays. Je prenais quelquefois mes pauses-déjeuners avec un métis ghanéen qui ne tolèrerait pas qu'on parle mal de Sankara. Et il y a quelques années, peu avant les confinements, j'ai reçu une invitation de la Faculté des Etudes Orientales et Africaines de la University of London pour participer à un panel sur Sankara. Je m'attendais à un public restreint.
Ma surprise fut grande de me retrouver, le coeur palpitant d'émotion, devant un amphithéâtre ayant refusé du monde. Et c'était un public de jeunes britanniques et d'étudiants étrangers. Ils n'étaient même pas nés quand Sankara était au pouvoir. Pour moi, comme pour ces rares inconditionnels du Faso, l'insécurité au pays de Thomas Sankara est un coup dur. Mais vous savez, ce sont les grandes tragédies qui forgent le destin des grandes nations.
S : Ce contexte sécuritaire a conduit le Burkina Faso à connaître deux coups-d 'Etats en 2022. Comment avez-vous accueilli ces évènements ?
L.K. : Le soulèvement de 2014 qui a chassé Blaise Compaoré avait renforcé l'image du Burkinabè comme un spécimen courtois, mais intransigeant devant l'inadmissible. Mon pays avait suscité la promesse d'un printemps vertueux à travers l'Afrique, où les présidences à vie ne seraient plus tolérées. C'était avec force fierté que je disais à qui voulait m'entendre que le Burkina a de quoi enseigner au reste de l'Afrique. L'échec du Président Roch Marc Christian Kaboré, suivi de l'imposture théâtrale de Paul-Henri Sandaogo Damiba, m'a fait ravaler ma fierté.
Et bien entendu, j'étais carrément déprimé quand une amie de la Barbade, venant vite aux nouvelles, m'a appelé pour m'informer du coup d'Etat de septembre, celui du capitaine Ibrahim Traoré. Elle voulait en savoir davantage et moi, je ne savais rien du capitaine. Et j'ai dû lui dire simplement que je n'étais pas impressionné. Me refusant à un jugement hâtif sur le compte du jeune capitaine, je me suis donné tout le temps pour le voir à l'oeuvre. Aujourd'hui, je pense qu'il est une chance pour le Faso.
S : Cela fait six mois que le capitaine est à la tête de l'Etat burkinabè. Quelle appréciation faites-vous de sa gouvernance, de son engagement sur le plan sécuritaire ?
L.K. : Tout d'abord, je m'accommode bien de tout chef qui comprend que les coffres de l'Etat ne lui appartiennent pas à titre personnel et qu'il ne peut pas s'en mettre plein les poches aux dépens du peuple. Ne serait-ce qu'au regard de cette gabegie sous Damiba, comparée à la rectitude apparente du capitaine, je me permets de me réjouir du coup d'Etat de septembre. Et le capitaine IB, à travers son discours assez sincère qui me replonge dans mon enfance sous Thomas Sankara; IB (Ibrahim Traoré) en chef de guerre qui (comme Napoléon en son temps) monte au front avec la troupe; IB, à travers son souci pour ces burkinabé en province, éprouvés et déstabilisés par l'insécurité, qui se nourrissent d'écorces et de feuilles...
Je suis réconforté aujourd'hui dans ma position par le fait que l'on ne parle plus de ces problèmes de logistiques qui plombaient le moral des troupes. Ainsi, sans disposer de tous les éléments pour apprécier d'un ton catégorique, je dirai que le pays a fait plus de progrès en six mois que sous le Président Kaboré et Damiba. Il y a toujours du boulot à abattre, sans doute. Mais le premier pas décisif vers une victoire quand on est en guerre, c'est d'avoir un chef de guerre intègre, doté d'une stratégie claire. Tel me semble se vérifier avec IB.
S : En quelques mois, les nouvelles autorités ont pris d'importantes décisions que d'aucuns qualifient de courageuses, notamment la dénonciation des accords militaires avec la France. Votre opinion sur ces décisions....
L.K. : Personnellement, ce que j'apprécie chez le capitaine Traoré, c'est qu'il affiche une fermeté dans ses démarches sans aucun recours à l'exagération rhétorique. Je m'incline devant son attitude face à la France. Sans invective, il fait comprendre à l'ex-métropole, par ses actions, que les décisions sur le sort des burkinabé ne se prendront plus dans quelques officines affiliées à l'Elysée. Pas mal. Vous savez, pendant très longtemps, il a été de tradition sur le continent que l'on décrit la "Françafrique", mais sans rien faire. Tout semblait indiquer que l'on était une victime impuissante, condamnée à quémander le respect d'une France que l'on accable de tous les maux.
Mais comment un peuple qui se veut sérieux peut pleurnicher éternellement sur son sort dans l'inertie ? Non, il faut entre temps cesser les jérémiades et poser des actions concrètes. Tant que le capitaine ne se donnera pas en spectacle ridicule, il aura, pour ce que cela puisse valoir, le soutien moral du "Burkina réel", pour ainsi reprendre une vieille expression tombée en désuétude. Et il sera en droit de prendre souverainement toutes les mesures nécessaires qui concourent à la sauvegarde des intérêts du Faso. Bien entendu, le formatage de notre mental collectif d'ex-colonisé peut nous disposer à considérer comme un blasphème majeur le fait même d'oser contredire la France.
Mais, on peut toujours convoquer l'histoire pour se rassurer. La France révolutionnaire de Napoléon n'avait pas réussi à s'affirmer contre l'Angleterre, la Perfide Albion, en songeant d'abord aux sentiments de la monarchie britannique qui voyait d'un mauvais oeil les bouleversements outre-Manche, qui étaient potentiellement si contagieux. Non, le monde change et la France doit accepter que les africains ne resteront point d'éternels grands enfants, dont on se moquerait dans les corridors des palais feutrés sur les bords de la Seine.
S : Il y a aussi la suspension de la diffusion des médias internationaux, d'abord RFI, puis France 24, sur le territoire national burkinabè. Quelle analyse faites-vous de cette décision du gouvernement burkinabè ?
L.K. : Vous savez, un organe de presse tient sa légitimité du service qu'il rend au public. Tout ce qui peut légitimement "délégitimer" la liberté de presse, c'est la liberté et le droit du public à ne pas se laisser intoxiquer. Sans entrer dans les détails, les médias français que l'on consommait hier au Sahel les yeux fermés se sont tiré aujourd'hui une balle dans le pied ; ils se sont transformés en relais d'une certaine propagande française sur des questions bien précises, l'appréciation des tenants et aboutissants réels des coups d'Etat au Sahel et le rôle exagéré de la Russie dans les mouvements de révolte.
Comme je l'ai dit quelque part, la démocratie en Afrique est un système dévoyé. Elle a été essentiellement réduite en un rituel électoral pour "démocratiquement" élire une élite, déconnectée de la réalité de l'écrasante masse ; une élite élue qui veille ensuite (souvent inconsciemment) à entretenir un minimum d'ordre social nécessaire pour la survie des systèmes d'exploitation économique de l'Afrique, dans le cadre de la mondialisation, dont les vrais gagnants sont ceux qui ont écrit les règles du jeu économique mondial. Tant que la masse jouit de la paix ; tant qu'elle peut avoir à manger, elle ferme les yeux et la supercherie peut continuer. Mais quand la paix disparaît et que les villages se vident tandis que les cimetières se remplissent, le fameux ordre social minimum pour la paisible exploitation du continent s'écroule.
Et l'élite bénéficiaire du système ébranlé se retrouve à se lamenter qu'il y a un désaveu populaire de la démocratie. Les médias français, contrairement aux soins qu'ils mettent pour expliquer les mouvements sociaux en France, se refusent à attribuer le rejet de la démocratie dévoyée au fait qu'elle est vraiment une honteuse parodie pour perpétuer un ordre économique mondial qui est pénalisant pour l'Africain. Délibérément ou par paresse, ils versent dans le simplisme, préférant projeter le "complexe russe" de la France sur les africains. Ils en viennent ainsi à développer une sorte de berlue, voyant partout la main manipulatrice de Vladimir Poutine.
Maintenant, que faire quand la liberté d'un organe de presse étranger de diffuser de la propagande entre en conflit avec la liberté et le droit du public burkinabè à rejeter l'intoxication ? Je pense que la France elle-même nous fournit une formidable réponse ; elle qui a suspendu de son bon droit les médias russes, et interdit de séjour sur son territoire l'intraitable Nathalie Yamb, cette voix très critique de la Françafrique.
S : D'une manière globale, quelle appréciation faites-vous du traitement de la crise sécuritaire au Sahel par certains médias internationaux ?
L.K. : N'ayant pas fait une analyse de contenu, je ne peux que donner une réponse générale basée sur ce que je sais du modus operandi des grands médias internationaux : ils n'ont pas le souci du menu détail quand ils couvrent une actualité locale. Par définition, ils ont le monde entier à quadriller. Au-delà des grands dossiers de géopolitique et des grosses actualités dramatiques, ils sont obligés d'opérer des choix qui priorisent l'image d'ensemble plutôt que le menu détail.
En tout cas, un téléspectateur au Katmandou, par exemple, peut trouver son compte dans un reportage au pied levé sur les antennes d'un organe de presse international, qui parlerait du Sahel. Mais ce même reportage pourrait paraître incomplet et même superficiel quand vous l'écoutez depuis le Mali ou le Burkina. Il n'y a pas mieux que la presse locale pour faire un travail plus poussé, un travail de proximité sur les différents contours de la crise au Sahel.
S : Ces derniers jours, les FDS et les VDP, à travers des vecteurs aériens et des moyens terrestres, ont multiplié les offensives contre les positions terroristes, infligeant ainsi chaque jour des pertes à l'ennemi. De l'extérieur, comment accueillez-vous cette nouvelle dynamique de l'armée burkinabè ?
L.K. : Cela marque clairement un changement de tempo et l'impact psychologique sur les groupes armés terroristes peut en être dévastateur. On peut seulement espérer que l'on a vraiment abordé un tournant décisif dans cette guerre asymétrique. Mais, il s'agit du genre de conflit où il y a toujours des impondérables. Nous devons alors modérer l'enthousiasme, afin de ne pas se déconcentrer trop tôt. Le phénomène avant tout va au-delà des armes. Et il va falloir à terme le vaincre aussi dans les esprits.
S : Dans ce contexte de crise sécuritaire sans précédent, la question de la place des médias fait couler beaucoup d'encre au Burkina Faso, mettant face à face puristes du journalisme et modérés ? Selon vous, dans une situation de guerre comme celle que vit notre pays, quel doit être le rôle des médias burkinabè ?
L.K. : Rien que le fait de poser la question pourrait mettre le journaliste sur la défensive. Mais c'est une question légitime ! Le journalisme ne se pratique pas dans le néant. Et c'est important de noter que le journalisme n'est pas une sacrée fin en soi. Le journaliste sert un idéal ultime, l'intérêt public. Et quand la Nation entière est menacée, il n'y a pas un plus grand intérêt public que la survie de la Nation. Le journaliste peut-il alors légitimement assumer une attitude de neutralité, de telle sorte qu'une victoire sur l'agresseur ou l'effondrement de la Nation le laisse imperturbable au même titre ? Non, même le journaliste le plus neutre a un parti pris en faveur du paradigme en vigueur dans la société à laquelle il appartient.
A la BBC, où l'on est très jaloux de son indépendance et de son impartialité, il y a un parti pris en faveur de la démocratie, du caractère sacré de la vie humaine, du British Common Law, du droit international, des vérités scientifiques incontestables, des conventions nationales et internationales, ce sont des cadres de référence pour le journaliste dans l'exercice de son jugement d'impartialité. L'idéal journalistique est impossible à établir sans normes. Et le journaliste intègre et honnête se soucie d'une chose : faire triompher une vérité reconnue comme telle par la nature, la morale, la loi ou les conventions. Quand la nation est agressée par des forces qui menacent de remettre toutes les normes en question, l'impartialité journalistique consistera à défendre les normes.
Autrement dit, le rôle du journaliste en temps de guerre n'est pas une redéfinition du journalisme ; il s'agit tout simplement d'opérer des choix éditoriaux, consistant à ne rien dire ou omettre qui puisse donner un avantage à l'agresseur. Cela ne veut pas dire que le journaliste devient un vil propagandiste pour l'armée ou le gouvernement. Il reste dans son rôle de chien de garde, seulement tempéré par l'impératif de la survie nationale. Pendant la guerre en Irak, il y a 20 ans, au moins 600 journalistes y compris une vingtaine de la BBC se sont engagés dans ce sens auprès des armées britanniques et américaines. Cette initiative d'ouverture et d'accès, The Embed Programme, a donné lieu au concept de "journalisme embarqué".
Les "journalistes embarqués" lors de la guerre voyaient tout sur la ligne de front ; ils disposaient même d'informations sur certaines expéditions et mouvements de troupes, mais ils avaient l'obligation de ne pas tout communiquer. C'était une forme de censure consentie, mais chaque journaliste embarqué avait dû choisir son camp et ils avaient choisi le camp occidental, et pas celui du régime baathiste de Saddam, même si au sein des rédactions, tout le monde savait que la question des armes de destruction massive était une imposture.
Autre exemple, la BBC disposait de presque toutes les informations sur le déploiement du prince Harry avec les troupes britanniques lors de son service en Afghanistan. Mais, le prince étant une cible de guerre de haute valeur pour les Talibans, la BBC a pris la décision souveraine jugée responsable de ne rien dire sur sa présence dans les montagnes afghanes pendant qu'il y était. Le public a seulement appris que le prince était en Afghanistan après son retour en Angleterre. Bref, le journaliste appartient à une société. En temps de guerre, pour l'intérêt supérieur de cette société en question, il n'est nul besoin de lui dire qu'il doit tenir compte de l'état de guerre dans ses choix éditoriaux.
S : Il y a aussi cette question des menaces contre les journalistes proférés par certains acteurs que d'aucuns considèrent à tort ou à raison comme pro Transition. Quel est votre point de vue sur cette situation ?
L.K. : Il faut être catégorique ici : Nous sommes le "pays de Norbert Zongo". On a quand même battu des kilomètres de macadam à Ouagadougou et en province pour signifier notre rejet du sort qui avait été réservé à Norbert. Allons-nous oublier cela de sitôt et tolérer des menaces aujourd'hui contre des journalistes burkinabè ? Non, toute menace d'atteinte à l'intégrité physique d'un burkinabé est un échec de l'imagination et de la raison.
C'est en période de crise et de grands désaccords qu'il faut se rappeler surtout que nous sommes des frères et soeurs, condamnés à partager un destin national commun. Les Rwandais qui l'avaient oublié en 1994 viennent de se rappeler encore ce mois d'avril, le prix que l'on paie quand on se laisse aller à la remorque de ses pulsions en temps de crise.
S : Face à cette période critique de l'histoire du Burkina Faso où la Nation est menacée dans ses fondements, avez-vous un message particulier aux Burkinabè de l'intérieur comme de l'extérieur ?
L.K. : En cette période de tension, il est important de redire qu'il faut se tolérer. Il faut se retenir d'appeler aux meurtres des contradicteurs. Il faut songer déjà aux lendemains de la guerre : s'il devrait y régner la paix, c'est maintenant qu'il faut la préparer. Aussi, il faut se donner un objectif quand, au sujet de la crise, on s'engage dans un échange en personne ou via internet avec les autres. Et cet objectif devrait être d'aplanir les malentendus, dans le but de se comprendre davantage. Sinon, il faut considérer par défaut que le silence est d'or.