C'est une démarche inédite et bouleversante. « La dernière reine » montre pour la première fois sur grand écran l'histoire de l'Algérie au XVIe siècle. Coécrit et coréalisé par Adila Bendimerad et Damien Ounouri, ce film courageux autour de la bataille d'Alger en 1516 a l'ambition d'« une reconquête historique, culturelle, cinématographique » au service de l'histoire libératrice de ce pays souvent réduit à l'époque coloniale ou postcoloniale. Entretien avec Adila Bendimerad qui incarne avec beaucoup d'aplomb et un naturel désarmant la reine Zaphira.
Zaphira, la dernière reine, qui tient tête au corsaire Aroudj, a-t-elle réellement existée ?
Adila Bendimerad : Dans les textes historiques, il y a l'épouse du roi qui a relevé une rébellion. Ça, on le sait, mais on n'a pas son nom. Il y a une dispute concernant « l'histoire d'amour » qui aurait eu entre Zaphira et le corsaire Aroudj. Certains disent : « Non, elle n'a pas du tout existé, mais surtout elle n'a pas existé comme ça. Elle n'a pas pu tenir tête à cet homme. Cet homme est trop cruel pour être amoureux d'une femme ». Parce qu'on ne sait pas bien s'il y avait deux femmes ou une femme, le film met finalement en scène deux reines. Pour moi, oui, la reine a forcément existé, mais elle est contestée.
Au-delà de la reine, qui, aujourd'hui, en Algérie, connaît cette histoire de 1516 où le pirate Aroudj Barberousse libère Alger de la tyrannie des Espagnols ?
Il y a une connaissance. On enseigne tout ça brièvement à l'école. Les gens savent un peu, mais on a très peu accès à cette histoire. Ce qui fait qu'il y a beaucoup de confusion, beaucoup d'erreurs, beaucoup d'inventions, beaucoup de malentendus. En tout cas, au cinéma, c'est la première fois que cette histoire est abordée.
Dans le film, le pirate Barberousse est à la conquête du royaume et de la reine Zaphira. Quelle conquête menez-vous à travers ce film ?
C'est une reconquête historique, une reconquête culturelle, une reconquête cinématographique. Nous n'avons pas de film sur cette époque. Nous n'avons jamais été représentés. Même pas sous-représentés, mais pas du tout représentés, alors qu'on a une histoire incroyable, parfois puissante, parfois romanesque. Là, ce film, ce n'est que 1516, mais il y en a pleins à faire, et ils seraient absolument passionnants. Nous, nous faisons ce film un peu pour dire : « On espère que cela donnera envie au cinéma africain, au cinéma arabe, de s'affranchir et de se donner le droit de se raconter son histoire ». Parce que ce sont toujours les mêmes dont on raconte l'histoire. Par exemple, là, en France, il y a 36 versions sur Les Trois Mousquetaires, sur La Reine Margot... Nous, nous n'avons rien ! Nous ne pouvons pas continuer sans rien comme cela. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas normal, alors que nous sommes passés par une phase de jeune pays qui sort du colonialisme. C'est aussi le colonialisme qui a effacé tout cela et qui nous a persuadés qu'il n'y avait rien avant le colonialisme. Donc, il faut sortir de ces traumatismes, de cette barbarie.
Pourquoi cette histoire et non pas une autre ?
Nous sommes partis dans cette période avec le corsaire Barberousse et la reine Zaphira, parce que c'est aussi une période très romanesque, avec un corsaire qui a réellement existé. C'était un héros pour les musulmans et les juifs d'Andalousie qui fuyaient Isabelle la Catholique, parce qu'il allait les sauver. Donc, on l'a appelé « Baba-Oroutch », le père Aroudj. Cet homme s'est tellement battu. Il a perdu son bras sans s'en rendre compte et il l'a remplacé par un bras en argent. Déjà ça, c'est tellement romanesque. Il a libéré plein d'endroits en Méditerranée, mais il décide de s'arrêter à Alger. Il est très visionnaire. Il décide de faire d'Alger un califat, un sultanat. C'est un visionnaire. Il sent que cette ville a un potentiel, qu'il y a du désir, qu'il y a quelque chose qui est en train de se passer... Et puis, il y a cette reine qui lui tient tête. Magnifique. On choisit ce sujet avec Damien, et on y va pour ouvrir les portes de la poésie, du cinéma et de la mise en scène.
Les décors et les costumes sont-ils tellement sublimes, parce que leur valeur dépasse largement la dimension visuelle ?
Au départ, nous sommes très innocents. On s'est dit : on va louer des costumes et des décors. Puis, d'un coup, on s'est rendu compte qu'il fallait tout créer ! On était très inquiets et très angoissés, cela a failli remettre en question l'existence du film. Cela n'a jamais été créé. C'était trop énorme pour nous. On était comme face à une montagne. Mais, nous avons commencé à chercher, à se débattre. Et nous avons inventé une façon de fabriquer des costumes de cinéma autrement. C'est devenu une obsession. En même temps, on découvrait des trucs incroyables ! Dans des documents de commerce, on voyait que les Algéroises achètent beaucoup de velours, de brocarts, qu'elles aiment la broderie... C'était passionnant. Nous avons appris tellement de choses sur notre histoire.
Ces détails ont donc pris une importance inattendue ?
Par exemple, un jour, le chef costumier dit à Damien : « J'ai toutes ces références pour les Espagnols. » Et on lui répond : « Arrête de nous raconter les détails des Espagnols. On les a déjà vus et revus dans le cinéma. Ce qu'on n'a pas vu, ce sont les Algériens. » Sauf, pour les Algériens, il y avait très peu de références... Alors on a commencé à travailler les détails. L'équipe nous disait : « Vous êtes pénibles avec vos questions de détails. » Nous avons répondu : « Oui, il va falloir détailler qui on est, parce qu'on était trop longtemps des espèces de masses. Et on nous a convaincus que nous étions cela. » Découvrir notre richesse, nos variations, nos subtilités, cela a été tellement libérateur. Cela nous a réparés, construits, cela nous a donnés de la force. Donc, nous sommes partis dans tous les détails. Des détails de costumes, des détails de décors, des détails de repas, des détails de la végétation. On était des fous des détails. Pour avoir été trop longtemps des masses homogènes.
Vous êtes née à Alger. Qu'est-ce qui s'est passé à l'intérieur de vous quand vous vous êtes projetée à l'époque 1516 de l'Alger de l'époque 1516, quand vous avez mis les robes de la reine ?
C'était.... Je ne sais pas comment vous dire. Oui, je suis née à Alger. Comme beaucoup d'Algériens, j'ai eu à un moment ce désir, cette imagination de se dire : cela a existé avant, cela a existé avant, cela a existé avant... J'ai eu la chance de faire du cinéma et du théâtre. Très vite, c'est devenu une nécessité, un besoin. Au fur et mesure qu'on est arrivés à construire tout cela, on se regardait avec l'équipe, parce que c'était tous les jours des miracles. C'était une telle aventure. Au moment où on met ce costume, et qu'on est dans ces décors, c'est très émouvant. Et c'est une grande responsabilité. En même temps, je n'ai pas envie d'en faire une responsabilité qui m'écrase. Je veux rester connectée à Alger d'aujourd'hui. Je veux rester connectée aux femmes algériennes d'aujourd'hui. Ok, maintenant on a les costumes, ils sont beaux. C'est bon, c'est fait. Maintenant, il faut qu'on soit connecté à notre histoire, aux enjeux humains. À tout ce qui nous a inspirés et à tout ce que nous avons envie de dire sur le monde et sur notre histoire. C'est un moment émouvant, bouleversant même.
Vous êtes coautrice, coréalisatrice et coproductrice du film, et vous avez choisi vous-même pour le rôle principal de La Dernière Reine. Pourquoi étiez-vous l'actrice idéale pour incarner Zaphira ?
Ah non, je ne sais pas si j'étais l'actrice idéale. Damien, la première fois qu'on s'est rencontré, il est venu me voir en me disant : « Je t'ai vu dans les films de Merzak Allouache [Normal (2011), Le Repenti (2012), Les Terrasses (2013), NDLR], je suis trop contente qu'il y ait une actrice algérienne comme toi et j'ai vraiment envie de travailler avec toi. » On a commencé à discuter, il m'a proposé des scénarios, mais moi, j'écris depuis longtemps. J'ai remarqué : tu sais en termes d'écriture... Donc, on a commencé à écrire, à faire des projets ensemble, comme Kindil El Bahr. Mais pour La dernière reine, j'ai dit à Damien : « Non, ce film est trop artisanal, je ne peux pas jouer la reine, parce que je risque de lui porter préjudice. Il faut qu'on ait une super actrice qui puisse l'interpréter ». Eh ben, Damien a décidé de ne pas faire le film. J'étais comme piégée. Mais, comme on avait déjà surmonté tellement de difficultés, je me suis dit : pourquoi je vais chercher ailleurs cette Zaphira ? Depuis cette révolution [le Hirak, NDLR] en 2019, on a passé une histoire très intense en Algérie. En même temps, c'était le moment où nous faisions notre film. Tout cela était tellement intense. Et c'était ça aussi l'Algérie. C'est comme ça qu'elle m'a traversée, tout ce chemin, toutes ces femmes qui m'inspirent, tous ces hommes... J'ai dit : on va faire simple, je vais être tout simplement Zaphira. Dès les premières scènes, dès qu'on disait « Action ! », j'oubliais toute la pression et je me suis dit : quel bonheur d'avoir cette liberté.
C'est un film d'histoire, d'amour, mais aussi de combats, de conquêtes, de massacres. Pourquoi la caméra et les images d'action ralenties transforment-elles cette violence inouïe et ces bains de sang en quelque chose comme une fresque de Rubens ou d'un poème charnel ?
Nous avons voulu des corps en lutte. Ce sont des corps opprimés. Ce sont nos corps. Notre histoire, c'est beaucoup ça. Des corps opprimés. Dans le film, cela fait quatre ans que l'Espagne fait un blocus sur l'Alger. Ce sont nos corps contemporains aussi. On a voulu travailler cette lutte de corps, des combats. Comme dit le roi : « Les Espagnols sont plus nombreux que nous, ils sont mieux armés ». Et Aroudj décide : « Nous allons les prendre par surprise. On va lutter pour survivre ». C'est la direction qu'on a donnée aux cascadeurs : il va falloir se battre. Cela ne va pas être propre. Il va falloir arracher la vie. C'est une question de vie et de mort. Il va falloir sauver Alger, parce que sinon, on perdra Alger. Et ce n'est pas possible. Tout le monde était tellement heureux de faire un film algérien où l'on se bat pour l'Alger, où l'on va se battre avec nos corps. La question du corps traverse tout le film. C'est notre corps d'Afrique. C'est en nous.
Le film a été déjà montré dans plusieurs festivals. Quelle était la réaction des spectateurs face à cette histoire algérienne jamais montrée ?
Les spectateurs non algériens ont été transportés par le côté shakespearien et tragique du film, aussi par le fait de n'avoir jamais vu ça au cinéma. Avec les Algériens, à chaque projection, il y a quelque chose d'incroyable qui se passe. C'est bouleversant. Vous vous en rendez compte ? C'est la première fois qu'ils voient leurs « ancêtres » comme ça ! Leur langue parlée. Ils en ont très fiers, très émus. On a des larmes, mais surtout beaucoup de fierté : « On a une histoire ». Pendant longtemps, on nous a fait croire qu'on n'en a pas. Donc, on reçoit énormément d'amour des Algériens. Nous avons filmé nos personnages avec beaucoup d'amour. On aime tous nos personnages. Ce sont nos ancêtres, les Algériens.
▶ La dernière reine, réalisé par Adila Bendimerad et Damien Ounouri, sort mercredi 19 avril dans les salles en France.