Afrique: « Les espaces culturels aident à lutter contre l'héritage néfaste de l'esclavage »

Bryan Stevenson, fondateur et directeur exécutif de Equal Justice Initiative

Le fait que les musées examinent désormais l'héritage brutal de la traite transatlantique des esclaves et donnent la parole à ses victimes représente « un pas en avant remarquable » après des années de silence, a déclaré un avocat américain et militant de la justice sociale Bryan Stevenson dans un entretien exclusif avec ONU Info.

M. Stevenson est le fondateur et Directeur exécutif de l'Equality Justice Initiative (EJI), une organisation à but non lucratif qui s'efforce de mettre fin à l'incarcération de masse et aux châtiments excessifs aux États-Unis - des phénomènes qui affectent principalement les pauvres et les personnes de couleur - tout en défiant l'injustice raciale et économique.

« La violence policière que nous voyons aujourd'hui, le fanatisme que nous voyons aujourd'hui, la présomption que quelqu'un dans un Starbucks fait quelque chose de mal alors qu'il ne fait que boire son café - toutes ces choses sont des manifestations d'une lutte narrative dans laquelle je crois que nous devons nous engager. Et c'est là que la culture, l'art, les musées et toutes les institutions du monde peuvent jouer un rôle », a expliqué l'avocat afro-américain de Harvard.

Et donc, il doit y avoir une réponse plus globale à la façon dont nous nous rétablissons, comment nous réparons les dégâts, comment nous guérissons les multiples façons dont la richesse et le pouvoir ont été construits dans certains endroits, et la pauvreté, la destruction et la violence ont été vécues dans d'autres lieux.

%

Liens contemporains

L'auteur des mémoires à succès Just Mercy - qui a également donné lieu à un film à succès - s'est rendu à l'ONU récemment pour donner le discours liminaire d'un événement organisé dans le cadre du Programme annuel de sensibilisation à la traite transatlantique des esclaves et son empreinte sur le monde moderne.

Le Programme cette année a mis l'accent sur la lutte contre l'héritage du racisme de l'esclavage par l'éducation. A l'instar de l'exposition présentant 10 histoires d'esclavage colonial néerlandais qui a été montée au Siège de l'ONU à New York, grâce au Rijksmuseum d'Amsterdam.

En effet, au cours de plus de 400 ans, pendant ce que l'ONU décrit comme « un chapitre sombre de l'Histoire », quelque 15 millions d'hommes, de femmes et d'enfants africains ont été enchaînés et trafiqués vers les colonies européennes dans les Amériques.

Selon le Secrétaire général de l'ONU, António Guterres, l'héritage de la traite transatlantique des esclaves nous hante encore aujourd'hui car « nous pouvons tracer une ligne droite entre les siècles d'exploitation coloniale et les inégalités sociales et économiques d'aujourd'hui ».

Cette ligne mène directement au travail de l'EJI, qui est basé à Montgomery, en Alabama, aux États-Unis. Cet État du Sud est considéré comme le berceau du mouvement des droits civiques, déclenché au milieu des années 1950 lorsque Rosa Parks refuse de céder sa place de bus à un homme blanc.

En 2018, l'EJI a ouvert The Legacy Museum: From Enslavement to Mass Incarceration [ Le Musée de l'héritage : de l'esclavage à l'incarcération de masse], qui documente comment l'esclavage est lié à la violence sexuelle, au lynchage - y compris des enfants, à la ségrégation et au taux élevé d'incarcération des Afro-Américains dans le plus grand système carcéral du monde. L'association gère également le Mémorial national pour la paix et la justice, qui rend hommage à des milliers de victimes de lynchages.

M. Stevenson n'est pas étranger à l'ONU, ayant déjà témoigné devant des experts des droits de l'homme oeuvrant pour mettre fin au racisme. Lors de son entretien avec ONU Info, il a commencé par réfléchir à son lien personnel avec l'histoire amère de l'esclavage aux États-Unis.

L'entretien a été édité en raison de sa longueur.

Bryan Stevenson : Je suis un produit de la décision de la Cour suprême de ce pays, Brown vs. Board of Education. J'ai donc commencé mes études dans une école de couleur parce que les enfants noirs n'étaient pas autorisés à fréquenter les écoles publiques. Et les avocats ont vraiment perturbé cela.

Ils sont venus dans ma communauté, ils avaient le pouvoir de faire respecter la primauté du droit même si la majorité des gens de cette communauté n'avaient pas voté pour laisser des enfants comme moi entrer dans les écoles. Et donc, j'ai toujours été attiré par ce que les avocats peuvent faire pour protéger les personnes défavorisées, les personnes marginalisées, les personnes exclues, et j'ai fait mes études de droit avec cet objectif.

Lorsque je suis sorti de la faculté de droit dans les années 1980, les gens dans nos prisons m'ont semblé être la partie la plus vulnérable de notre population. Notre population carcérale est passée de 300.000 à 2,2 millions, et il y avait tellement de personnes menacées d'exécution, des enfants condamnés à mourir en prison, que mon travail s'est concentré là-dessus. Et nous continuons à faire ce travail.

Mais, il y a environ 12 ans, j'ai commencé à craindre qu'aujourd'hui nous ne serions pas en mesure de gagner la décision qui a créé des opportunités pour moi. J'ai senti un recul par rapport à l'engagement envers l'Etat de droit au nom des personnes défavorisées. Et c'est alors que je me suis tourné vers les sciences humaines.

C'est alors que j'ai commencé à penser que nous devions nous engager dans un travail narratif pour commencer à amener les gens à comprendre le contexte d'un si grand nombre de ces problèmes. Et j'ai trouvé dans l'histoire publique, dans la culture et dans les musées, une opportunité vraiment puissante d'impliquer les gens. Et c'est ce qui nous a amenés à développer de nombreuses études et contenus sur la traite transatlantique des esclaves, l'esclavage en Amérique, le lynchage, la ségrégation, mais aussi la création d'espaces culturels qui inviteraient les gens s'intéresser à ces questions.

Je pense juste que c'est désespérément nécessaire, si l'on veut arriver au stade de de conscience qui, je crois, est nécessaire dans le monde pour remédier à l'héritage de l'esclavage et au sectarisme, à la violence et à la discrimination que nous observons encore aujourd'hui.

Nous y allons en profondeur, identifiant où se trouvaient les ports ; les espaces où les gens ont été enlevés et ceux où ils ont été emmenés. Nous avons des animations, des vidéos. Nous en avons une avec l'actrice Lupita Nyong'o, qui raconte l'histoire de la traite transatlantique des esclaves. Dites-nous en plus sur votre Musée de l'héritage. Concrètement, que peut-on voir lors d'une visite ? Y a-t-il une exposition particulièrement poignante ?

Bryan Stevenson : Nous considérons notre musée comme un musée narratif. C'est donc un voyage, qui commence par la traite transatlantique des esclaves, et la première chose que vous pouvez voir c'est un mur géant qui représente l'océan Atlantique.

J'ai grandi au bord de l'océan Atlantique dans ce pays, mais ce n'est que lorsque je suis allé en Afrique et que je me suis tenu de l'autre côté de l'océan que j'ai commencé à réaliser l'importance de cette étendue d'eau pour la diaspora africaine. Et donc, nous explorons cela, et nous avons des animations qui documentent tous les navires qui ont transporté les 12 millions d'Africains à travers cet océan.

Nous y allons en profondeur, identifiant où se trouvaient les ports ; les espaces où les gens ont été enlevés et ceux où ils ont été emmenés. Nous avons des animations, des vidéos. Nous en avons une avec l'actrice Lupita Nyong'o, qui raconte l'histoire de la traite transatlantique des esclaves.

Ensuite, nous avons beaucoup d'art. Nous avons une exposition avec 300 sculptures d'un artiste ghanéen nommé Kwame Akoto-Bamfo qui souligne l'humanité dramatique des personnes qui ont été réduites en esclavage.

Souvent, lorsque nous parlons d'esclavage, nous le rendons si lointain que nous oublions que nous parlons de personnes.

Puis on vous emmène dans une pièce avec plus de sculptures et des images pour aider les gens à comprendre l'héritage du mal et la brutalité du mal. Et puis on les emmène à travers l'histoire. Nous entrons dans le commerce des esclaves aux États-Unis, où un million de personnes ont été trafiquées vers le sud des États-Unis.

Ensuite, nous entrons dans les composantes économiques de l'esclavage, qui ont eu des implications mondiales que nous n'avons toujours pas vraiment pris en compte. Et à partir de là, nous parlons de reconstruction en Amérique.

On parle alors de lynchage, que je vois comme une conséquence directe de cette époque d'esclavage. Nous parlons de la ségrégation raciale codifiée et de la hiérarchie raciale qui existaient dans ce pays.

Et à travers le monde, il y a cette fausse idée que d'une manière ou d'une autre les Noirs ne sont pas aussi bons que les Blancs et qui selon nous n'a pas été abordée avec le genre de détermination et d'intention nécessaires.

Je suis impressionné par le Musée de l'Apartheid en Afrique du Sud, je suis impressionné par le Mémorial de l'Holocauste à Berlin, parce qu'ils représentent une sorte de prise en compte d'histoires difficiles que nous n'avons pas vraiment faites en Amérique ; que nous n'avons pas fait dans de nombreux endroits où l'héritage de l'esclavage s'est fait sentir. En 2020, George Floyd a été tué. Pouvez-vous parler davantage du lien entre cet incident et ce qui se passe aux États-Unis et dans le monde aujourd'hui ?

Bryan Stevenson : Je pense que le grand mal de l'esclavage américain est que nous avons créé ce récit selon lequel les Noirs sont présumés dangereux, présumés coupables, ne sont pas pareils aux Blancs. Et ce récit a donné naissance à une idéologie d'une suprématie blanche.

Et même après notre guerre civile, après que le Nord a gagné, le récit a en fait été gagné par le Sud parce que nous nous sommes accrochés à ces idées de hiérarchie raciale. Et cela a créé un siècle de terrorisme violent dirigé contre les Noirs. Des Noirs ont été chassés de chez eux, noyés, torturés, lynchés, et nos lois n'ont pas répondu.

Et ainsi, nous nous sommes acculturés à tolérer la violence extrême contre les Afro-Américains qui n'avaient rien fait de mal dans la plupart des cas. Nous avons codifié cette hiérarchie raciale, mais cette présomption de dangerosité et de culpabilité, je crois qu'elle a continué même après l'adoption des lois sur les droits civils dans les années 1960. Et donc aujourd'hui, nous sommes toujours aux prises avec cette présomption.

Et le grand fardeau en Amérique - la raison pour laquelle tant de gens sont descendus dans la rue après George Floyd - est que vous pouvez être médecin, avocat ou enseignant, vous avez beau être gentil et aimant, si vous êtes noir ou brun, dans certains endroits de ce pays vous allez devoir naviguer entre les présomptions de dangerosité et de culpabilité.

Et parce que je vieillis, je peux vous dire que lorsque vous devez constamment naviguer dans ces présomptions, c'est épuisant. Et il doit y avoir un changement. Donc, beaucoup d'entre nous appellent à une nouvelle ère de vérité et de justice, de vérité et de réconciliation, de vérité et de restauration, de vérité et de réparation, autour de ce récit qui n'a jamais été suffisamment confronté.

Et la violence policière que nous voyons aujourd'hui, le sectarisme dont nous témoignons aujourd'hui, la présomption que quelqu'un dans un Starbucks fait quelque chose de mal alors qu'il ne fait que boire son café - toutes ces choses sont des manifestations d'une lutte narrative dans laquelle je crois que nous devons nous engager.

Et c'est là que la culture, l'art, les musées et toutes les institutions du monde peuvent jouer un rôle. C'est lorsque nous nommons et reconnaissons cette histoire, lorsque nous avons l'intention d'aborder cette histoire, que nous commençons à changer la dynamique. Nous créons une nouvelle ère.

Je suis impressionné par le Musée de l'Apartheid en Afrique du Sud, je suis impressionné par le Mémorial de l'Holocauste à Berlin, parce qu'ils représentent une sorte de prise en compte d'histoires difficiles que nous n'avons pas vraiment faites en Amérique ; que nous n'avons pas fait dans de nombreux endroits où l'héritage de l'esclavage s'est fait sentir.

Selon vous, quel rôle doit jouer l'ONU pour s'attaquer à cet héritage et aller de l'avant avec lui ?

Bryan Stevenson : Je pense que l'ONU est la seule institution au monde qui a un lien avec les multiples partenaires, les multiples acteurs impliqués dans la traite transatlantique des esclaves. C'était un phénomène mondial. Cela a eu un impact sur les nations européennes. Cela a évidemment eu un impact sur les nations d'Afrique. Il a créé les États américains - États d'Amérique du Nord, du Sud et d'Amérique centrale - et ses implications pour l'Asie.

C'est un phénomène mondial, et donc avoir une institution mondiale comme les Nations Unies qui s'occupe de cela et centre l'importance de cette histoire, je pense que c'est vraiment, vraiment important.

La tragédie de la traite transatlantique des esclaves est que les gens ont été déconnectés de leurs communautés, de leurs tribus, de leurs familles, de leurs foyers. Et cette déconnexion a été si violente qu'il est difficile de se reconnecter. Si je fais un test ADN, je me retrouve dans environ 16 pays d'Afrique de l'Ouest.

Et donc, il doit y avoir une réponse plus globale à la façon dont nous nous rétablissons, comment nous réparons les dégâts, comment nous guérissons les multiples façons dont la richesse et le pouvoir ont été construits dans certains endroits, et la pauvreté, la destruction et la violence ont été vécues dans d'autres lieux.

Et répondre à la disparité entre ceux qui en ont profité et ceux qui ont été battus et tourmentés est vraiment, je pense, une obligation de toute société juste.

Donc, je pense qu'il est extrêmement important que l'ONU soit un chef de file pour souligner la nécessité de rendre des comptes, de réparer, de dialoguer sur les multiples façons dont l'héritage de l'esclavage continue de nous accabler aujourd'hui.

Avez-vous un quelconque espoir quant à ce que l'avenir vous réserve puisque ces problèmes sont toujours présents aujourd'hui ?

Bryan Stevenson : Je suis extrêmement optimiste. Le fait que nous ayons maintenant un musée à Montgomery qui attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs ; le fait que nous soyons maintenant engagés dans un travail narratif me donne beaucoup d'espoir.

Je n'aurais jamais imaginé, il y a dix ans, que nous serions en mesure de faire avancer les choses comme elles l'ont fait. Et donc, pour moi, le travail de justice a toujours exigé de l'espoir.

J'ai bon espoir que nous ayons maintenant des conversations dans des endroits comme l'ONU, que nous ayons des conversations dans des espaces universitaires à travers le monde ; que les musées qui ont longtemps gardé le silence sur cette histoire abordent maintenant intentionnellement ces histoires et ces réalités avec soin et réflexion, et axer sur les voix des personnes qui ont été réduites en esclavage est pour moi un remarquable pas en avant. Je pense que le désespoir est l'ennemi de la justice, en fait. Je pense que l'injustice prévaut là où le désespoir persiste, et je me tourne vers mes ancêtres esclaves pour cet espoir parce que je suis le produit de gens qui ont été, oui, accablés, maltraités et humiliés par l'esclavage, mais ils avaient encore assez d'espoir pour trouver l'amour, pour créer de nouvelles générations.

Et je fais partie de ces descendants et je porte l'espoir de mes ancêtres tout comme je porte une conscience du traumatisme et du mal.

Donc, j'ai bon espoir que nous ayons maintenant des conversations dans des endroits comme l'ONU, que nous ayons des conversations dans des espaces universitaires à travers le monde ; que les musées qui ont longtemps gardé le silence sur cette histoire abordent maintenant intentionnellement ces histoires et ces réalités avec soin et réflexion, et axer sur les voix des personnes qui ont été réduites en esclavage est pour moi un remarquable pas en avant. Et cela me donne encore plus d'espoir que nous puissions arriver à un endroit différent.

Dans notre musée, la dernière chose que nous disons (c'est) que le but de notre musée est de créer un monde où les enfants de nos enfants ne seront plus accablés par l'héritage de l'esclavage ; ne seront plus confrontés à des présomptions de dangerosité et de culpabilité. Et c'est un réel espoir.

C'est notre aspiration. Et je garderai cela avec moi jusqu'à ce que nous atteignions ce but. Et je vais encourager tout le monde à avoir le même espoir.

AllAfrica publie environ 400 articles par jour provenant de plus de 100 organes de presse et plus de 500 autres institutions et particuliers, représentant une diversité de positions sur tous les sujets. Nous publions aussi bien les informations et opinions de l'opposition que celles du gouvernement et leurs porte-paroles. Les pourvoyeurs d'informations, identifiés sur chaque article, gardent l'entière responsabilité éditoriale de leur production. En effet AllAfrica n'a pas le droit de modifier ou de corriger leurs contenus.

Les articles et documents identifiant AllAfrica comme source sont produits ou commandés par AllAfrica. Pour tous vos commentaires ou questions, contactez-nous ici.