L'express n'est certes pas le plus vieux journal de l'île, mais c'est un des titres de presse qui a toujours pratiqué une politique de portes ouvertes envers les femmes.
Une des premières à y avoir droit de cité a été la Française Annie Cadinouche, qui avait trouvé grâce aux yeux du Dr Philippe Forget, le fondateur de l'express, et qui, dès 1969, y animait régulièrement une page féminine. Elle l'a d'ailleurs fait pendant cinq ans avant de prendre son indépendance pour aller lancer le premier magazine féminin à Maurice, soit Virginie.
Si Annie était encore en vie, cette femme élégante et d'une grande finesse aurait, sans nul doute, eu des histoires et des anecdotes croustillantes à raconter sur son passage à l'express et sur le Dr Forget. Elle nous a malheureusement quittés le 21 juin 2019.
Pour tout vous dire, l'express n'était pas mon premier choix d'entreprise de presse pour y faire carrière. Pour moi, qui ne jurais que par le journal Libération au temps où j'étudiais le journalisme à Paris, l'express ressemblait au journal Le Monde, que j'appréciais pour la qualité de ses informations, mais moins par rapport à son ton très sérieux et impersonnel.
Ce n'est donc pas à l'express que j'ai fait mon premier stage en journalisme pendant mes vacances à Maurice et où j'ai essayé de me faire une place. Mais pour des raisons que je préférerai qualifier d'occultes, cela ne s'est pas fait.
J'en dois une au journaliste et écrivain Alain Gordon-Gentil (AGG), qui avait pris le relais d'Annie Cadinouche à la tête du magazine Le Nouveau Virginie et pour lequel je collaborais. Mais cette collaboration mensuelle me frustrait. Je n'avais qu'une envie, c'était de travailler au sein d'un quotidien. AGG l'a bien senti, si bien que lorsqu'il a appris que Françoise Moutou démissionnait de l'express et qu'il y avait une place vacante, il m'a avertie.
J'ai donc appelé le journal et demandé à parler à Yvan Martial, le rédacteur en chef d'alors. Celui-ci n'était pas au pays et l'appel a été transféré à Edgar Adolphe père, qui était à l'époque le président du conseil d'administration. Celui-ci m'a donné rendez-vous en matinée quelques jours plus tard. Mon coeur battait la chamade lorsque j'ai poussé la porte de l'express à la rue Brown-Séquard et que j'ai grimpé le bel escalier en bois bien ciré, qui m'apparaissait alors immense.
Edgar Adolphe Sr m'a certes reçue, sans doute par courtoisie, mais lorsque j'ai essayé de lui parler de mes études et de ma motivation, j'ai bien vu que cela ne l'intéressait pas. À la fin de ce bref entretien, j'ai proposé de laisser une enveloppe avec les photocopies de mes diplômes et des articles que j'avais rédigés. Il a acquiescé en me disant de laisser l'enveloppe à la réception avec la dynamique standardiste Janine Rabaude, mais que personne ne regarderait son contenu ! Autant en entrant dans ce bâtiment de la rue Brown-Séquard, j'étais pleine d'espoir, j'en suis ressortie mortifiée.
Alors que je pensais que cette avenue était bouchée, une semaine plus tard, Yvan Martial, qui était de retour, m'a appelée. Il m'a donné rendez-vous et, après un entretien à bâtons rompus, il m'a embauchée.
Quelle joie c'était pour moi d'intégrer la rédaction, composée, à l'époque, essentiellement d'hommes. Je n'oublierai jamais ce 15 mai 1988, mon premier jour à l'express. J'avais 24 ans. Les deux premières personnes à m'accueillir avec gentillesse et bonté ont été les journalistes Lindsay Prosper et feu Gilles Forget, qui sont devenus mes voisins de table. Lindsay Prosper était toujours prêt à aider et de bon conseil.
J'aimais aussi les conversations avec Gilles Forget, grand amateur de courses hippiques, de chasse et de pêche, qui avait toujours une bonne blague à raconter. Malgré son air sévère, Renaud Marie me fit aussi bon accueil. Au fil des jours, je me suis entendue avec Bernard Saminaden, qui adorait plaisanter mais qui savait aussi remettre ceux qui le cherchaient à leur place. Un jour, il n'a pas hésité à dire à un politicien qui le menaçait au téléphone que «ministres alé, zournalistes resté». J'ai également bien apprécié le contact avec Jacques Catherine.
Deux autres journalistes, dont Jean-Joseph Permal, que tout le monde appelait JJP, me regardaient de loin, jaugeant sans doute ma motivation et ma détermination à m'insérer dans cet univers. S'ils pensaient que je voulais que l'on me traite différemment parce que je suis une femme, ils se trompaient lourdement. Je voulais leur prouver que j'étais capable de retrousser mes manches et d'aller au charbon, exactement comme eux, et faire aussi bien qu'eux.
La première fonction officielle à laquelle on m'a demandé d'assister était un test. Je devais accompagner Lindsay Prosper à la signature d'un protocole d'accord au ministère des Affaires étrangères et, au retour, il était attendu de nous que chacun fasse son texte et que le meilleur soit publié. Quel plaisir d'entrer à l'Hôtel du gouvernement avec Lindsay Prosper et d'assister à cette conférence de presse, animée par sir Satcam Boolell.
Au retour, j'avais des papillons dans l'estomac car j'avais peur d'être prise par le syndrome de la page blanche. J'ai réussi à surmonter ce sentiment. Lindsay et moi avons rédigé chacun notre article. Et c'est le mien qui a été publié. J'étais aux anges.
C'était l'époque des machines à écrire à grosses touches et dont le tac-tac pouvait être irritant. J'étais rentrée au pays avec une machine à écrire électrique silencieuse que j'emmenais avec moi au départ ; mais voyager en autobus avec cet équipement assez volumineux entravait mes déplacements. De ce fait, je préférais rédiger mes articles manuellement.
Celui qui a vraiment ouvert les vannes du journal pour laisser les femmes y faire carrière a été Jean Claude de l'Estrac (JCL), et ce, dès son arrivée en 1995. Il a non seulement recruté un plus grand nombre de femmes mais il leur a confié des postes de responsabilités, notamment à Ariane de l'Estrac, d'abord comme secrétaire de rédaction, puis comme chef d'édition, Alexandra Schaub et Isabelle Brun comme responsables de la conception d'Expresso, le magazine du dimanche qu'il lançait, d'autres femmes SR comme Marie-Noëlle Elissac-Foy, rédactrice et SR du magazine.
L'Affiche, à qui l'on doit par la suite la création du magazine féminin Essentielle, Marie Gouges comme SR et ensuite rédactrice en chef de La Case, votre serviteur comme rédactrice en chef du défunt magazine de santé et de bien-être Énergie, d'autres SR comme Caroline Fernand et Christine De Costa et bien d'autres femmes journalistes, notamment Shyama Soondur, une all-rounder, Audrey Harelle, qui ne ratait rien dans le secteur de l'éducation, ou encore Nathalie Chan Soo, journaliste généraliste mais qui a préféré se laisser happer par le chant des sirènes de l'immigration.
Il a également donné sa chance à Deepa Bhookhun, journaliste à la plume acérée et aux billets percutants en anglais, de même qu'à l'excellente photographe Marie-Noëlle Derby, malheureusement décédée en 2009.
JCL, très sensible à l'égalité du genre, voulait montrer que l'on pouvait compter sur le professionnalisme des femmes. Ainsi, il a encouragé les femmes de la rédaction à être les seules à réaliser le journal du 8 mars, Journée internationale de la femme. Une initiative qui a agréablement surpris les lecteurs et qui a été saluée, notamment par les organisations des droits des femmes et les représentants d'institutions internationales.
Le journalisme n'était alors plus la chasse gardée des hommes. Une tendance qui s'est poursuivie même après le départ de JCL, avec la reprise en main du groupe La Sentinelle Ltée par le directeur général Denis Ithier, qui a nommé plusieurs femmes à des postes de responsabilité, et ensuite par Nad Sivaramen, l'actuel directeur des publications, qui a notamment nommé Deepa Bhookhun rédactrice en chef adjointe et bien d'autres femmes à des postes importants dans l'entreprise.
Ceux qui ne sont toujours pas convaincus que les femmes y sont nommées selon leurs mérites n'ont qu'à regarder l'ourse du journal, et ils verront les noms d'Audrey Harelle comme rédactrice et responsable qualité, les rédactrices en chef adjointes Anju Ramgulam et Karen Walter, la cheffe d'édition Mélissa Millien, la Senior News editor et co-responsable de bouclage du journal du samedi, Aline Groëme-Harmon. Sans compter un nombre important de femmes journalistes, qui 100 fois sur le métier remettent leur ouvrage au quotidien.
Si mes 34 ans de carrière à l'express semblent avoir été un long fleuve tranquille, il n'en a pas toujours été ainsi. J'ai été prise en grippe par un collègue, qui ne supportait pas que je brosse un portrait réaliste du secteur qu'il couvrait et couvait. Il m'a alors non seulement affublée de l'étiquette de «Marie-couche-toi-là» - c'est le risque que l'on court lorsqu'on est une femme et de surcroît célibataire -, mais il a aussi tenté de me cantonner aux affaires féminines.
Un autre, des années plus tard, s'est amusé à faire bloquer mes textes jusqu'à ce que je le confronte. Comme dirait l'autre, «marquer, garder», la roue tourne. Et elle a fini par tourner. De telles attitudes sont sans doute le propre de tous les lieux de travail ; mais pour durer dans ce métier, il faut développer une cuirasse extrêmement épaisse.
Avoir plus de femmes est-il un gage d'assiduité et de sérieux dans ce métier et ceux annexes au journalisme ? Oui, j'en suis convaincue, même si, entre elles, elles peuvent parfois ne pas se faire de cadeaux. Mais ça, c'est une autre histoire, sororité oblige !