Au Soudan, loin de Khartoum, dans une région reculée, à El-Geneina, capitale du Darfour-Ouest, les violences ont fait, lundi 24 et mardi 25 avril, selon le syndicat de médecins soudanais, 74 morts parmi les civils. Le bureau des droits de l'homme de l'ONU a estimé à 96, le nombre de personnes tuées. On déplore également des dizaines de blessés. Ce bilan reste provisoire en l'absence de communication avec la ville.
El-Geneina compte plus de 170 000 habitants et est, depuis le début de la semaine, le théâtre de combats atroces qui opposent l'armée soudanaise aux forces paramilitaires dirigées par Mohammed Hamdan Dogolo, dit Hemedti. Ces forces sont épaulées par des milices tribales locales.
À El-Geneina, la lutte s'est très vite transformée en affrontements intercommunautaires et tribaux. Des armes lourdes y ont été utilisées. Les milices arabes locales, plus connues sous le nom de Janjawid, ont relayé, dans la ville, les Forces de soutien rapide (FSR). Elles ont saccagé et pillé les maisons, les magasins, les bureaux, le commissariat de police, les administrations gouvernementales, les banques et les hôpitaux.
Elles ont brûlé le marché principal ainsi que les centres d'hébergement des réfugiés abrités à El-Geneina, à la suite des précédentes violences intervenues dans cette zone.
Ces milices locales, armées et assistées logistiquement par Hemedti, s'en sont également pris au bureau de l'ONU dans la ville et ont extorqué l'argent de tous ceux croisés en chemin. Même les ambulances n'ont pas été épargnées. Un médecin et le chef du bureau de la police ont été tués.
Prolifération d'armes
Livrés à eux-mêmes face aux assaillants, les habitants se sont servis d'un dépôt d'armes appartenant à la police. Des photos de femmes portant des kalachnikov, à El-Geneina, circulent sur les réseaux sociaux et il semble que le Wali - équivalent du préfet - du Darfour occidental a encouragé les habitants à se défendre et à s'emparer de ces armes.
Alors que les combats se poursuivent depuis le 24 avril, à El-Geneina, les dizaines de blessés n'ont pas accès aux soins. Les hôpitaux ne fonctionnent plus et les habitants n'osent pas sortir de chez eux, même pour enterrer leurs morts.
Ce qui se passe aujourd'hui à El-Geneina, ville qui regroupe plus de 40 tribus et ethnies, n'est qu'un échantillon à petite échelle des atrocités qu'il pourrait y avoir au Soudan si les combats entre l'armée régulière et les paramilitaires se poursuivent. Le pays serait alors devant un danger réel de guerre civile.
Depuis la chute, en 2019, du régime d'Omar el-Béchir, poursuivi pour génocide au Darfour, El-Geneina et les villages qui l'entourent ont été sujets, à plusieurs reprises, aux affrontements entre factions armées opposées. La région connait d'ailleurs une recrudescence des conflits, depuis dix ans. La situation y est très fragile.
El-Geneina, une base de repli possible pour Hemedti ?
Mais quelle importance cette ville reculée au Darfour de l'Ouest acquiert-elle, dans la lutte actuelle, surtout concentrée à Khartoum ? Pourquoi est-elle l'objet d'autant de violences ?
L'été dernier, Hemedti, chef des FSR, alors qu'il entamait sa rupture avec al-Burhan, chef de l'armée, a passé 52 jours au Darfour, officiellement pour organiser des réconciliations entre des tribus opposées, mais en réalité, on lui avait conseillé de redorer son image dans sa région natale.
Hemedti est en effet accusé, comme plusieurs autres militaires soudanais de l'ancien régime, de commettre les pires exactions au Darfour. Il est responsable « de viols massifs et des crimes de guerre », selon Human Rights Watch. Ayant nourri, depuis 2019, des ambitions pour diriger le pays, il cherchait à faire oublier la page noire de cette guerre du Darfour.
Durant l'été 2022, il a multiplié les apparitions et les discours au Darfour. À El-Geneina, il est apparu virulent face aux tribus opposées afin d'obtenir la paix. Mais ses manoeuvres n'ont pas convaincu et il n'a pas réussi non plus à porter la casquette de l'homme neutre. Son passé est connu par tous les Darfouri, ceux qui s'opposent à lui tout comme ceux qui le soutiennent.
Généralement, les habitants du Darfour refusent de parler de conflits ethniques dans la région et expliquent toujours que les tribus africaines sont attaquées par les Janjawid (tribus arabes) armés et dirigés par les forces de soutien rapide et par l'ancien régime. Pour eux, la guerre du Darfour n'est toujours pas terminée. Les réfugiés n'ont pas regagné leur terre, ils vivent toujours par milliers dans des camps surpeuplés. Ils sont attaqués dès qu'ils s'éloignent de quelques km du camp et les femmes sont violées.
El-Geneina, lieu stratégique pour Hemedti
Plusieurs observateurs soudanais pensent qu'en cas de perte à Khartoum, le Darfour et précisément El-Geneina, pourrait être une base de repli pour les forces de Hemedti. Cette ville revêt, pour lui, une importance stratégique. Elle est à la frontière avec le Tchad et la Libye. Les FSR emploient dans ses rangs des mercenaires tchadiens et nigériens issus de tribus arabes habitant ces deux pays.
Il peut, en étant dans cette ville, s'approvisionner en essence et en armes à partir de la Libye, via les frontières terrestres, sans avoir besoin d'un aéroport en sa possession. Depuis le 13 avril et après avoir attaqué la base de Marewé, il n'a pas réussi à garder des bases aériennes militaires en sa possession et il n'a pas d'avions non plus. En 2022, Hemedti aurait réclamé la construction d'un aéroport militaire à El-Geneina.
Enfin, la valeur ajoutée de El-Geneina, pour lui et ses forces, c'est qu'il pourrait la quitter rapidement vers le Tchad ou le sud libyen où il a toujours eu des appuis.
Hemedti conseillé par un ancien du Mossad
Hemedti se présente actuellement comme le défenseur des forces démocratiques au Soudan et accuse son adversaire al-Burhan de ne pas vouloir abandonner le pouvoir et de s'allier avec les islamistes. Il a quitté l'école très tôt mais depuis le début du conflit, il s'exprime en anglais sur son compte Twitter domicilié à Dubaï, une langue qu'il ne pratique pas.
Selon la presse américaine et canadienne, Hemedti tout comme le général libyen Khalifa Haftar, auraient dépensé des millions de dollars auprès d'une société canadienne de relations publiques et de lobbying. Le but : améliorer son image.
Il s'agit de la société Dickens & Madson dirigée par Ari Ben-Menashe, un ancien officier de renseignements israélien. Depuis le début des affrontements, le 15 avril, les aides de Hemedti occupent le terrain des médias et multiplient les déclarations dans ce qui semble être une offensive médiatique bien préparée.
Dans la guerre de communication menée par les deux généraux, en parallèle avec la guerre à Khartoum, celle menée par le chef des Forces de soutien rapide a enregistré des points. Le peuple soudanais refusait de voir les militaires au pouvoir. Maintenant le rejet est total.