Réunis dans le cadre d'une association aux contours flous, de centaines de riverains victimes du boulevard construit dans le quartier de Bépanda à Douala essaient d'obtenir réparation devant la justice. Problème : les documents officiels relatifs à leur déguerpissement font défaut. A défaut de leur accorder des réparations, le juge de l'administration suggère que les victimes s'orientent vers ses collègues au civil.
Au bout d'un échange sur un ton amical, la présidente du tribunal a fini par lâcher à l'endroit du représentant de l'Hôtel de ville : «Vous avez donc expulsé comme ça ! Sans décret [d'expropriation], on est sur le terrain de la voie de faits. Et si la procédure est bien montée, vous serez coincés. Oui, sur ce terrain-là... Et là-bas, il n'y a pas de forclusion et ceci et cela.»
Puis, se retournant vers les avocats des plaignants, elle a dit sa compassion mais avoué qu'en l'espèce, on ne peut pas mieux : «Maîtres, parce que nous sommes des juristes, utilisons les mots adaptés et suivons les procédures adéquates. Je vous concède que le choix de la bonne procédure n'était pas évident.»
Ainsi se dessine l'avenir immédiat lorsque le tribunal administratif du Littoral rendra sa décision le 5 mai 2023 sur la requête de «l'Association des anciens de l'axe-lourd Bépanda-Bonabassem-Bonateki», réclamant le paiement de 1,798 milliard de francs en indemnisations au profit des «populations illégalement évincées». Les faits en l'occurrence sont plutôt simples si l'on en croit le juge rapporteur qui a résumé le conflit à l'attention de tous, avant que les parties ne plaident leur cause.
908 victimes...
Dans leur requête introduite auprès du juge administratif de Douala en juillet 2019, les demandeurs s'estiment être injustement déguerpis d'une bande de terre d'un peu plus d'un kilomètre au quartier Bépanda à Douala. L'espace baptisé par le public «axe-lourd» a servi à la construction d'un boulevard qui croise celui de la République. L'on est alors en 1986. Bilan : 908 victimes perdent leurs propriétés foncières. Des familles, pour la plupart, quittent ce quartier populaire qui n'est pas encore partie du cinquième arrondissement où il est affecté administrativement en ce moment.
Pour déclarer d'utilité publique la zone, un arrêté du ministre de l'Urbanisme et de l'Habitat dont la date n'est pas précise à l'écoute des débats a été pris. Un comité de recensement et d'évaluation des biens et mises en valeur des occupants déchus a par conséquent été réuni. Rien n'a pourtant été payé.
La route construite depuis trois décennies sert et la vie continue jusqu'à ce que, las d'attendre, un regroupement de victimes saisit le délégué du gouvernement auprès de la Communauté urbaine de Douala le 12 avril 2019 afin que les indemnisations soient payées. Le maire répond qu'il veut bien payer mais se trouve handicapé par l'absence de décret d'indemnisation que doit prendre le Premier ministre.
Tout est donc bloqué car les démarches des malheureuses populations victimes de «l'axe-lourd» ne permettent même pas de retrouver le dossier de l'affaire en commençant par l'arrêté ministériel. «La loi est violée depuis le départ», s'indignent les requérants dans leur plainte. La Communauté urbaine de Douala n'en conclut pas moins à l'irrecevabilité de leur demande. Ils n'ont pas qualité, dit-elle en réplique à la requête examinée.
Certains des requérants ne figureraient même pas dans un projet de décret préparé par ses services à l'attention du Premier ministre. En plus, l'association n'a pas de mandat pour agir tel qu'elle le fait. La présidente du tribunal remarque d'ailleurs que ladite association se présente comme un espace d'entraide et de solidarité entre ses membres. Pour l'Hôtel de ville enfin, la forclusion frappe les gens qui réclament justice à Bépanda au regard des délais : plus de trente ans. Là où seuls six mois sont autorisés, entre la réalisation du préjudice et l'action judiciaire, comme le rappelle le ministère public.
Décret inexistant...
Sur le banc des plaignants, on plaide la justice dans son sens premier. Au-delà du droit. «Le nom même de l'association est évocateur», souligne un des deux avocats commis par les demandeurs. Il explique que ceux qui réclament ces droits ont travaillé régulièrement avec la mairie : «Pendant 33 ans, il n'y a eu aucun document sur lequel s'appuyer pour vous saisir».
Même le préfet du Wouri serait intervenu simplement pour dire que si l'arrêté ministériel évoqué a effectivement existé, l'on ne dispose pas d'une copie archivée. Jusqu'à ce 12 mars 2019 quand le délégué du gouvernement écrit au Premier ministre pour lui dire qu'il sollicite son intervention afin de faciliter le processus. Comment après cela, s'indigne le représentant des victimes, peut-on parler de défaut de qualité ? Et encore plus de forclusion.
Il reste que, déplore la présidente du collège de juges, une indemnisation doit être affectée à la victime ou aux victimes, bien distinctes, et sujets de droit. Ce qui n'est manifestement pas le cas de l'association dans le prétoire. «Je vais lui donner cet argent en disant qu'elle est victime de quoi ? Et comment m'assurer que l'argent ira bien aux victimes si elles ne sont pas clairement identifiées ?», interroge-t-elle avec une pointe de regret dans la voix.
Pour elle, il est possible que les conseils des plaignants aient voulu éviter la multiplication des frais. Auquel cas, ils auraient pu saucissonner le dossier en quelques pans de centaines de plaignants chacun. Les avocats finissent par confesser que c'est l'Eglise catholique locale dans son action sociale qui a mené le groupe jusque-là. La complexité de l'appareil de justice n'étant pas une épreuve accessible au premier venu.