Burkina Faso: L'armée serait impliquée dans le massacre de 156 civils

Un enclos pour animaux, brûlé le 20 avril 2023 par des hommes qui semblaient être des soldats burkinabè, dans le village de Karma (province du Yatenga) dans le nord du Burkina Faso.
communiqué de presse

L'Union africaine et les Nations Unies devraient insister sur la nécessité d'une enquête crédible et indépendante

  • Les autorités du Burkina Faso devraient garantir une enquête indépendante et impartiale sur les exécutions sommaires d'au moins 156 civils par des forces militaires présumées le 20 avril 2023, dans le village de Karma.
  • L'Union africaine et l'ONU devraient s'assurer que l'enquête promise par le gouvernement soit crédible et indépendante, et que tous les responsables soient traduits en justice.
  • Les exécutions illégales de civils par les groupes islamistes armés et les forces armées burkinabè ont augmenté depuis 2022, en exacerbant la crise humanitaire.

(Nairobi) - Les autorités du Burkina Faso devraient garantir une enquête indépendante et impartiale sur les exécutions sommaires d'au moins 156 civils par des forces militaires présumées le 20 avril 2023, a déclaré Human Rights Watch aujourd'hui. Des hommes, apparemment des soldats, ont tué 83 hommes, 28 femmes et 45 enfants, brûlé des maisons et pillé des biens dans le village de Karma et ses environs, dans le nord de la province du Yatenga, lors d'un des pires massacres perpétrés au Burkina Faso depuis 2015.

Le 23 avril, le procureur de la République de Ouahigouya, capitale de la province, a déclaré que des « hommes arborant des tenues » de l'armée burkinabè avaient tué 60 personnes à Karma et a annoncé qu'une enquête était en cours. Le 27 avril, le ministre de la Communication Rimtalba Jean Emmanuel Ouédraogo a condamné l'attaque et a promis que le gouvernement « fera absolument tout ce qui relève de ses prérogatives pour la manifestation totale de la vérité dans ce drame ».

« Les autorités du Burkina Faso ont condamné le massacre de Karma, et ont déclaré qu'une enquête est en cours », a déclaré Carine Kaneza Nantulya, Directrice adjointe de la division Afrique à Human Rights Watch. « Mais pour que les victimes de ces horribles meurtres et les membres de leurs familles puissent obtenir justice, la communauté internationale devrait s'assurer que l'enquête promise soit crédible et indépendante, et que tous les responsables soient traduits en justice. »

Entre le 25 avril et le 2 mai, Human Rights Watch a mené des entretiens téléphoniques avec 14 personnes, dont six témoins des tueries, deux personnes qui se sont rendues à Karma après l'attaque et ont assisté aux enterrements, trois activistes de la société civile locale et trois membres d'organisations internationales au courant des faits. Human Rights Watch a examiné des rapports d'organisations burkinabè, ainsi que 135 photographies montrant les conséquences du massacre à Karma, notamment les morts et les blessés, les dégâts causés par les tirs sur les bâtiments, ainsi que des maisons incendiées.

Presque tous les corps ont été retrouvés à Karma, notamment ceux de 11 villageois qui avaient les yeux bandés et étaient ligotés. Neuf autres corps ont été retrouvés dans les villages voisins de Dinguiri, Kèrga et Ramdola.

Human Rights Watch a obtenu trois listes de noms de victimes compilées par des survivants et d'autres personnes ayant visité le village. La plupart des corps ont été enterrés dans quatre fosses communes réparties dans Karma.

Les survivants ont déclaré que les meurtres avaient eu lieu au cours d'une opération de six heures menée par l'armée. Selon eux, ce massacre a été perpétré en représailles aux attaques menées par des groupes islamistes armés contre des soldats et des milices pro-gouvernementales au début du mois.

Des témoins ont déclaré que le 20 avril, un convoi de centaines d'individus, apparemment des soldats burkinabè, était arrivé à Karma vers 7h30 à moto, dans des camionnettes, ou à bord de voitures blindées. Les soldats ont encerclé le village et ont fait du porte-à-porte, fouillant et pillant des maisons, passant des villageois à tabac et leur ordonnant de sortir de leurs maisons. Les soldats ont ensuite regroupé les villageois et ont ouvert le feu, notamment sur ceux qui couraient pour se mettre à l'abri, se cachaient dans les maisons ou suppliaient pour qu'on leur laisse la vie sauve.

« Les soldats nous ont dit de nous asseoir », a déclaré un villageois de 40 ans. « Dans mon groupe, nous étions plus de 30. Soudain, ils ont commencé à tirer ». Il a déclaré avoir fait le mort pour sauver sa peau. « J'étais couché sur le ventre après le premier coup de feu. J'étais trempé par le sang des autres. Je suis resté immobile, terrifié, jusqu'à ce que les soldats s'en aillent. Deux d'entre eux sont revenus pour achever ceux qui bougeaient et étaient encore en vie. »

Le convoi a quitté le village vers 14 heures, accompagné d'un hélicoptère militaire.

Le 29 avril, un groupe d'habitants et survivants de Karma a lu une déclaration lors d'une conférence de presse à Ouahigouya : « Nous [...] n'avons aucun doute qu'il s'agit des FDS qui ont été auteurs de ce carnage. Nous ne sommes pas dupes, nous connaissons bien nos Forces de défense et de sécurité. »

Des organisations locales, dont le Collectif contre l'Impunité et la Stigmatisation des Communautés (CISC), un important groupe de défense des droits burkinabè, ont attribué les meurtres de Karma à l'armée burkinabè.

Trois habitants ont déclaré à Human Rights Watch qu'ils avaient vu des membres du Bataillon d'Intervention Rapide (BIR 3), une force spéciale impliquée dans des opérations de lutte contre les groupes armés islamistes au Burkina Faso, dans le convoi qui quittait Ouahigouya tôt le matin du 20 avril en direction de Karma. « J'ai vu qu'il était écrit "BIR 3" sur leurs uniformes », a déclaré un habitant de Ouahigouya.

Les exécutions illégales de civils par des groupes islamistes armés et les forces armées burkinabè ont augmenté depuis 2022. La violence a exacerbé une crise humanitaire avec 5,5 millions de personnes en besoin d'aide et près de 2 millions de personnes forcées de quitter leur foyer.

Plusieurs institutions burkinabè, régionales et internationales de défense des droits humains, dont la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme et la Commission nationale des droits de l'homme du Burkina Faso, ont publié des déclarations condamnant le massacre, et demandant l'ouverture d'une enquête.

Toutes les parties au conflit armé au Burkina Faso devraient se conformer au droit international humanitaire. Le droit applicable comprend l'article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et le droit international coutumier. L'article 3 commun interdit le meurtre, la torture et les mauvais traitements contre les civils et les combattants capturés. Les personnes qui commettent des violations graves des lois de la guerre avec une intention criminelle, notamment des mauvais traitements infligés aux personnes détenues, des attaques délibérées contre les civils et le pillage de biens civils, sont responsables de crimes de guerre. Les commandants qui savaient ou auraient dû savoir que leurs forces commettaient de graves abus et qui ne prennent pas les mesures appropriées peuvent être poursuivis au titre de la responsabilité du commandement. Le Burkina Faso a ratifié le Statut de Rome de la Cour pénale internationale en 2004. Le gouvernement a l'obligation d'exercer sa compétence pénale à l'égard des auteurs de crimes de guerre et d'autres crimes internationaux.

« Le massacre de Karma sera encore plus dévastateur si les autorités burkinabè ne respectent pas leur engagement à veiller à ce que l'enquête promise soit approfondie et indépendante, et aboutisse à des poursuites impartiales », a déclaré Carine Kaneza Nantulya. « Compte tenu de la gravité des crimes, le gouvernement devrait solliciter la coopération et l'assistance de l'Union africaine et de l'ONU pour mener à bien son enquête. »

Pour lire les témoignages sur le massacre et des informations plus détaillées, veuillez voir ci-dessous. Les noms des personnes interrogées n'ont pas été divulgués pour leur protection.

Représailles

Le village de Karma est situé dans une région burkinabè où plusieurs groupes islamistes armés liés à Al-Qaïda et à l'État islamique dans le Grand Sahara contrôlent des portions du territoire, et mènent des attaques contre les civils et les forces armées. Le 15 avril, des combattants islamistes présumés ont tué 6 soldats burkinabè et 34 membres de milices pro-gouvernementales à Aoréma, un village situé à environ 17 kilomètres de Karma.

Selon les villageois, les meurtres de Karma auraient été commis en représailles contre des villageois soupçonnés de collaborer avec des groupes islamistes armés. « Les soldats nous ont demandé : "Pourquoi êtes-vous encore là ? Les villages voisins ont tous été désertés. Tous ceux qui sont restés sont des djihadistes ou des complices de ceux-ci », a raconté un agriculteur de 49 ans. « Nous avons répondu que nous n'étions pas partis parce qu'on ne nous avait pas demandé de partir. Cela ne fait pas de nous des djihadistes ».

Tueries à Karma

Les survivants ont décrit l'horreur des actes commis par des hommes qui semblaient être des soldats burkinabè et qui ont fait du porte-à-porte à Karma six heures durant, regroupant des villageois avant de les exécuter. Ils ont abattu certaines personnes à bout portant d'une balle dans la tête, tandis que d'autres ont été criblés de tirs d'armes à feu.

Un agriculteur âgé de 48 ans a déclaré :

J'ai vu des soldats traverser la cour et pénétrer dans les maisons. Ils ont fait sortir cinq hommes, dont mon frère, les ont regroupés et les ont abattus. L'imam [prédicateur musulman] a également été tué dans sa maison. J'ai vu les corps quand les soldats sont partis. Mon frère était allongé sur le dos. Il avait reçu une balle dans la tête.

Un homme de 40 ans a déclaré qu'il avait assisté, impuissant, aux tirs des soldats qui ont tué son frère souffrant d'un handicap auditif et d'un trouble de la parole. Il a raconté :

J'étais chez moi. Des soldats sont entrés par effraction. Ils m'ont demandé ma carte d'identité [...] et m'ont fait sortir. Mon frère, qui vit à côté de chez moi, est sourd et ne peut pas parler, était sur le pas de sa porte. Il est sorti. Je lui ai dit de retourner à l'intérieur. Mais il n'a pas compris à cause de son handicap. Il est sorti et les soldats l'ont tué. Ils l'ont abattu devant moi. J'étais en état de choc.

Une femme de 30 ans a déclaré que son mari malade avait été tué devant elle : « Des soldats sont entrés dans notre maison, se sont emparés de mon mari qui était au lit et l'ont traîné à l'extérieur, où ils l'ont abattu. Ils ont aussi abattu 13 autres hommes dans notre cour ».

Selon des témoins, des soldats ont également tiré sur des personnes qui couraient se mettre à l'abri et tentaient de fuir, et ont achevé celles qui étaient encore en vie.

Un homme de 49 ans a déclaré :

Les soldats nous ont regroupés et nous ont demandé de leur montrer nos cartes d'identité. Ils nous ont pris nos téléphones et notre argent. Après, ils nous ont demandé de nous rendre à un endroit qu'ils nous ont indiqué, où d'autres soldats étaient postés. J'ai trouvé bizarre que des soldats prennent nos affaires et nous demandent de nous rendre à cet endroit. J'avais l'impression qu'ils voulaient nous tuer. Alors, sur le chemin qui nous menait à l'endroit en question, je me suis enfui et je me suis caché. J'ai sauté dans le trou d'un mur. Ils m'ont tiré dessus, ils m'ont poursuivi mais j'ai réussi à m'échapper. Une autre personne qui tentait de s'enfuir a été abattue dans une cour devant des femmes qui se sont mises à pleurer.

Les villageois ont trouvé les corps de 11 hommes sur le flanc d'une colline, ligotés avec les yeux bandés.

L'un d'entre eux a déclaré :

J'ai vu les soldats pénétrer dans la maison de mon frère, qui se trouve juste à côté de la mienne dans le quartier de Moingayiri. Ils l'ont fait sortir avec deux autres personnes et les ont emmenés en direction de la colline. Puis j'ai entendu des coups de feu. Après l'attaque, j'ai trouvé le corps de mon frère, de deux autres hommes et huit autres personnes ligotées, les yeux bandés avec leurs propres vêtements. Nous les avons enterrés ainsi. Nous ne pouvions pas les toucher, car les corps étaient en état de décomposition avancée.

Les assaillants ont aussi tué des femmes et des enfants. Des témoins ont déclaré que des soldats avaient regroupé des femmes et des enfants dans le quartier de Moingayiri et les avaient exécutés tous ensemble. Les enfants avaient entre 10 jours et 14 ans.

« J'ai vu un tas de cadavres de femmes et d'enfants, avec des nouveau-nés qui étaient encore sur le dos de leur mère. Il y avait tellement d'enfants. C'était une scène horrible », a déclaré un homme qui a aidé à enterrer les corps.

Certains soldats ont épargné au moins 19 hommes qu'ils ont cachés derrière un mur. « Les soldats ont pointé leurs fusils sur nous à trois reprises, mais ils ne nous ont pas tués », a déclaré un villageois de 54 ans. « Ils ont hésité. L'un d'entre eux nous a apporté de l'eau et nous a dit : "Priez Dieu pour que les autres soldats ne vous découvrent pas". »

Au moins neuf hommes ont été tués dans les villages de Dinguiri, Kèrga et Ramdola, lorsque ce qui ressemblait à leur convoi militaire a quitté Karma. Le villageois a déclaré : « Lorsque les soldats sont partis, nous avons vu leur convoi se diriger vers le nord. Nous avons entendu des coups de feu au loin et nous avons vu un hélicoptère militaire qui suivait le convoi ».

Incendies et pillages à Karma

Les villageois et d'autres personnes qui ont aidé les survivants de Karma à évaluer les dégâts après le massacre ont déclaré que les soldats avaient brûlé 12 greniers, 17 granges et 40 maisons. Human Rights Watch a examiné 30 photographies de maisons et granges incendiées. « J'ai vu au moins 25 maisons brûlées, tout à l'intérieur avait été réduit en cendres », a déclaré un homme qui s'est rendu à Karma après les tueries. « J'ai aussi vu que les enclos des animaux avaient été incendiés et que les animaux eux-mêmes avaient été brûlés. »

Les soldats ont également pillé des maisons, volant de l'argent et au moins 10 motos. « Les soldats ont volé des choses aux gens, ils ont pillé leurs maisons en emportant des objets de valeur, [et] ils ont volé de l'argent dans leurs poches », a déclaré un homme. « Ils m'ont pris 20 000 francs CFA [environ 33 dollars US, ou 30 euros]. »

Traumatisme

Les personnes qui ont survécu au massacre ont fait état de symptômes correspondant au stress post-traumatique et à la dépression, notamment la peur, l'anxiété, l'insomnie et le manque d'appétit.

Un homme qui a perdu son frère de 72 ans et a été témoin des meurtres de plusieurs autres personnes a déclaré : « Je ne peux même plus manger. Je suis sous le choc et traumatisé. Je n'arrive pas à affronter la souffrance ».

« Lorsque j'ai vu les corps des femmes et des enfants criblés de balles, j'ai pleuré et j'ai vomi », a déclaré un homme qui s'est rendu à Karma au lendemain du massacre et qui a parlé à de nombreux survivants. « Il y avait des cadavres éparpillés dans tout le village. C'était un véritable massacre. J'ai du mal à me remettre de ce que j'ai vu et entendu. C'est une tragédie. »

Un autre survivant a déclaré : « Je ne suis pas sûr de pouvoir m'en remettre. Ce que nous avons vécu est horrible. Je n'arrive pas à dormir la nuit. »

Une mère de trois enfants a déclaré que ses enfants avaient vu des soldats tuer leur père âgé de 47 ans. « Depuis, mes enfants sont malades. Mon plus jeune enfant, âgé de 4 ans, est traumatisé et épuisé. Il pleure énormément. »

Justice et obligation de rendre des comptes

Les survivants de l'attaque qui ont parlé à Human Rights Watch ont tous déclaré qu'ils voulaient savoir pourquoi le massacre avait eu lieu et qui l'avait ordonné, et s'assurer que les responsables soient tenus de rendre des comptes. « Nous voulons que justice soit rendue aux victimes et à leurs familles », a déclaré un survivant. « Nous voulons entendre la vérité. »

« Non seulement les nôtres ont été massacrés, mais leur image a été ternie », a déclaré un survivant de 40 ans. « Certains nous ont traités de terroristes. Nous ne sommes pas des terroristes. Nous sommes des civils qui demandons maintenant la justice concernant ce qui s'est passé. Nous voulons savoir qui nous a fait ça, et pourquoi. »

« Tout ce que nous demandons c'est que justice soit faite et que les responsables aient à rendre des comptes », a déclaré un autre homme. « Il est impensable que ceux qui sont censés nous protéger soient venus nous massacrer. »

L'éminent défenseur burkinabè des droits humains Dr Daouda Diallo, Secrétaire général du CISC et lauréat du prix Martin Ennals 2022 pour les droits humains, a déclaré : « [N]ous voulons que les autorités nous donnent des explications. Nous voulons que les victimes obtiennent justice. »

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