En début d'année, lorsque je prends contact avec mes étudiants à l'université, je pose toujours une question : « quels sont les trois derniers livres que vous avez lus ? ». Et dans toutes les promotions, invariablement, j'obtiens toujours, de l'une ou l'autre, une réponse : « la Bible ». C'est dire que la Bible est l'un des livres les plus lus. Je suppose donc que l'histoire de ces deux femmes qui se disputaient un bébé est très connue. Elles avaient accouché à trois jours d'intervalle, et dormaient dans la même maison avec leurs deux bébés. Dans la nuit une femme a étouffé son propre bébé dans le sommeil et a échangé avec l'autre. Au réveil, les deux femmes revendiquaient le même bébé vivant. Elles se présentèrent devant le roi.
Le jugement de Salomon que l'on connaît témoigna de la sagesse de Dieu qui était en lui : I Rois 3, 16-28. En lisant l'interpellation de Me Jean-Claude Katende dans La Prospérité 6060 du jeudi 10 avril 2023, p.9 : « Où sont passés les professeurs d'université ? », j'ai eu le net sentiment que le défenseur des droits de l'homme attendait le jugement de Salomon d'une catégorie de ses compatriotes.
Je réagis, trois semaines après avoir hésité longuement. Pourquoi avoir hésité ? Ce n'est pas à cause du « risque d'être mis dans l'un ou l'autre des camps qui se battent ». Ce n'est pas non plus « pour préserver (mon) confort politique, professionnel, matériel ou financier » ; ce n'est pas davantage « pour soutenir les hommes politiques qui sont au pouvoir ou qui sont dans l'opposition ».
J'ai hésité faute d'avoir un jugement à la Salomon. Mais ce qui m'a finalement décidé, c'est ce que Me Katende a écrit : se taire « est une démission grave » ; se taire est « aussi responsable du chaos qui s'installe au Congo chaque jour ». L'avocat termine son interpellation par un voeu : « voir les professeurs de nos universités être de véritables lampes au sein d'une société qui s'enfonce chaque jour dans la médiocrité ».
Le projet de loi Tshiani divise la RDC en deux camps bien tranchés. Des imprécations sont proférées par les uns : « Sorciers ! Tribalistes ! Vous êtes contre la cohésion nationale. Si ce projet de loi passe, nous faisons la sécession ». L'autre camp réplique : « Sorciers vous-même ! Nous sommes contre l'infiltration au plus haut sommet de l'Etat ! Nous sommes contre la balkanisation ! Ne jamais trahir le Congo ! Ainsi va la vie.
D'autres pays ont connu aussi des moments difficiles, et ont su les surmonter. En France, l'Affaire Dreyfus a bouleversé la société française pendant douze ans de 1894 à 1906.
Alfred Dreyfus, un capitaine juif, était accusé injustement d'espionnage et d'intelligence avec l'Allemagne, un pays ennemi à l'époque. Il fut condamné à la déportation à perpétuité et à la dégradation publique en 1894 et 1899. On rapporte que des réunions en famille qui commençaient avec des embrassades, des rires et des sourires se terminaient par des volées de bois vert et des rixes parce qu'on avait abordé l'Affaire Dreyfus.
Les Dreyfusards s'opposaient aux Antidreyfusards. L'écrivain et journaliste Emile Zola a défendu Dreyfus en écrivant une lettre retentissante au président de la République qui se termine par : « J'accuse ».
En Belgique, la question royale a divisé les Belges en deux camps au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
Face à l'Allemagne nazie, la Belgique avait capitulé sans conditions en mai 1940. Alors que le gouvernement s'était exilé à Londres pour résister, Léopold III était resté en Belgique. Il a été emmené en Allemagne et en Autriche comme prisonnier. Son frère, le prince Charles a exercé la Régence en septembre 1944. Lorsque Léopold III a voulu revenir au pouvoir, il s'est heurté à de vives réactions, à des manifestations, des actes de violence et la grève générale. Son comportement était fortement contesté.
On le comparaît à son détriment à son père, le roi chevalier Albert Ier. Les Léopoldistes s'opposaient aux Anti-léopoldistes. Après une consultation populaire en mars 1950, Léopold III a dû abdiquer en faveur de son fils Baudouin.
Un peu d'histoire. En 1964, une petite délégation des membres de la commission constitutionnelle qui siégeait à Luluabourg (Kananga) est venue voir le Chef de l'Etat Joseph Kasa-Vubu à Kinshasa pour lui rendre compte de l'évolution des travaux. Ils lui ont posé la question de savoir quels articles il aimerait voir figurer dans la Constitution compte tenu de ce qui s'était passé en 1960 avec le Premier ministre.
Le président Kasa-Vubu sourit, et leur dit : « Ne faites pas la Constitution en pensant à moi. Bien sûr, vous me connaissez. Mais imaginez, quand quelqu'un d'autre viendra après moi, s'il n'est pas comme moi, ça se passera comment ?
Faites la Constitution en pensant à l'intérêt général du Congo, et non à ma personne ». Et les constitutionnalistes revinrent à Luluabourg. C'est dire ce que les juristes répètent : « La Loi est impersonnelle. La Loi est dure, mais c'est la Loi ».
Au jour d'aujourd'hui, quel est l'intérêt général de la RDC ? C'est la défense de la souveraineté et de l'intégrité de notre pays qui importent. Notre cause, c'est la lutte contre la balkanisation qui est suspendue sur nos têtes comme l'épée de Damoclès. Notre combat, c'est la fin de l'infiltration qui travaille insidieusement comme le cheval de Troie.
1997. Une réunion de l'Etat-major des Forces Armées de la RDC est convoquée au Palais de la Nation au bureau de Yerodia Abdoulaye Ndombasi, Directeur de Cabinet de Mzee Laurent Désiré Kabila. L'ordre du jour est le contact des membres, et l'état des lieux de l'armée. A cette occasion, le Chef d'Etat-major James Kabarebe a invité les officiers congolais présents à parler et dire franchement tout ce qu'ils savaient pour réformer l'armée. Il voulait prévenir leurs réticences. Je puis en parler parce que j'étais à l'époque l'Assistant principal de Yerodia.
J'ai gardé aussi le souvenir de cette matinée parce que le Protocole d'Etat avait demandé dans la cour à Joseph Kabila, fils du Président, de rebrousser chemin parce qu'il était arrivé en retard, et que la réunion avait déjà commencé.
Par la suite, l'officier rwandais placé à la tête de l'armée congolaise a tellement bien travaillé qu'il pouvait déclarer urbi et orbi : « Les FARDC ne sont même pas capables d'attraper et de tuer une souris ». Honte à nous ! Où est passée la vaillance de nos soldats de 14-18 et 40-45 ?
Le passage de James Kabarebe à la tête des FARDC n'a pas servi l'intérêt général de la RDC tout comme les opérations répétées de brassage et de mixage des groupes armés. Ceux-ci en ont profité pour intégrer des Rwandais dans l'armée congolaise, garder leur autonomie et rester dans l'est du pays. L'infiltration a fragilisé les FARDC.
Dans l'Etat Indépendant du Congo, il y a eu aussi des brassages et des mixages, mais dans un autre style. Après les mutineries de Luluabourg (1895) et de Ndirfi (1897), pour éviter le soulèvement des hommes d'un même groupe ethnique, le peloton qui comprenait 40 à 80 hommes devait comporter des soldats d'au moins quatre origines différentes. Et les volontaires enrôlés dans la compagnie qui tenait garnison dans leur district ne pouvaient pas dépasser le quart de l'effectif total.
Certains avancent que le projet de loi Tshiani crée deux catégories de Congolais : les Congolais à part entière, et les Congolais discriminés, des parias de Congolais. Nous ne trouvons pas cela dans ce projet de loi. Ce texte ne prive pas de la nationalité congolaise les enfants dont l'un des ascendants n'est pas Congolais. Il s'agit plutôt et essentiellement du verrouillage des fonctions régaliennes réservées aux Congolais de père et de mère.
Est-ce à dire que les Congolais qui ne sont pas de père et de mère ne peuvent pas aimer ce pays, et être loyaux ?
On cite un militaire. Le colonel Mamadou Moustafa Ndala, de père sénégalais et de mère congolaise, est reconnu avoir été un officier de terrain de valeur, un meneur d'hommes efficace, dynamique et courageux. Respecté et apprécié par ses hommes, il galvanisait les unités placées sous son autorité. On le qualifiait de « libérateur de Goma ». C'est tout dire ! Il est mort au front, à 35 ans. Il est entré dans le panthéon de ceux qui ont versé leur sang pour la mère-patrie.
On cite un civil. Yerodia Abdoulaye Ndombasi est de père sénégalais et de mère congolaise. Je puis témoigner de l'attachement au Congo de cet homme qui m'a honoré de son amitié et de sa confiance. Dans sa jeunesse il a couru pour la conquête de la seconde indépendance du Congo en entrant dans le mouvement insurrectionnel des années soixante. Il fut membre du Conseil Suprême de la Révolution. Il a porté la cravate une seule fois dans sa vie ; c'était pour rencontrer Mao Tse Toung. Dans la soixantaine, il a rejoint Laurent Désiré Kabila. Il a été son directeur de cabinet et son ministre des affaires étrangères.
En août 1998, alors que les membres du gouvernement avaient quitté la capitale, à l'exception de Didier Mumengi, il a galvanisé les Kinois et les habitants du Kongo Central pour s'opposer à l'agression venant de l'est. Il a été l'un des quatre vice-présidents du gouvernement de la Transition. Il a terminé comme sénateur à 86 ans.
Chat échaudé craint l'eau froide, dit l'adage. Aujourd'hui, c'est la guerre des terres, la guerre des frontières. Demain, c'est la guerre de l'eau qui se profile avec le réchauffement climatique et la sécheresse des terres. Demeurerons-nous des jouisseurs impénitents ?
Avec ce projet de loi, on veut prendre toutes les précautions pour éviter l'implosion du Congo. Mais pour maintenir la cohésion nationale, nous proposons : l'examen et le vote du projet de loi Tshiani par les deux Chambres législatives. Toutefois, si la loi est adoptée, que la mise en vigueur soit actée et se fasse après les élections prévues en décembre 2023.
Mais, comment choisir les meilleurs des Congolais de père et de mère pour accéder à ces fonctions régaliennes ? Il manque une touche éthique au projet Tshiani. Je pense à cette commission juridique du Sénat aux Etats-Unis ; elle enquête et épluche la vie d'un candidat à une nomination ; elle remonte à plusieurs années antérieures pour voir si le candidat est « clean ». C'est le côté puritain des States. Mais cela a du bon.
Pour revenir au Congo colonial, l'Administration publiait des bans pour l'attribution du statut d'immatriculé. Les bans étaient publiés dans la presse, et placardés dans le territoire où habitait le candidat. Toute personne ayant des objections ou des observations à formuler ou des éclaircissements à donner au sujet de ces demandes était admise à les faire valoir par écrit signé ou en se présentant en personne au Parquet. C'est le côté paternaliste à revisiter.
Nul peuple décidé à faire les sacrifices nécessaires pour sauvegarder son indépendance n'a définitivement été supprimé de la carte du monde.
Nous sommes appelés, peuple congolais, toutes tendances confondues, Majorité, Opposition, Société civile, à ouvrir l'oeil, ...et le bon !
(Par Jean-Marie Mutamba Makombo, Professeur Emérite à l'Université de Kinshasa)