Les images rappellent celles d'otages libérés par leurs ravisseurs et rendus à leurs pays, avec cette différence que les héros dont il s'agit ici, car il s'agit bien de héros et pas seulement à cause de leurs faits d'armes, ne sont ni des journalistes de guerre ni des espions de l'ombre, mais neuf vieux et dignes messieurs, nonagénaires pour la plupart, appuyés sur leurs cannes pour les plus vaillants d'entre eux, poussés sur des chaises roulantes pour les autres, et qui tous portent sur la poitrine une batterie de décorations à faire pâlir de jalousie le roi d'Angleterre !Ces images auraient dû faire l'ouverture des journaux télévisés français, aux heures de grande écoute, pour qu'à défaut de susciter la compassion des Français sur une injustice vieille de plusieurs décennies, elles puissent au moins les sensibiliser à l'absurdité, par moments, de leur administration.
Ces vieillards qui rentrent au pays ont en effet vécu pendant des décennies sous une implacable épée de Damoclès, sous la menace de voir leurs pensions militaires suspendues s'ils ne se soumettaient pas à l'obligation de quitter leurs familles et d'aller résider, la moitié de l'année, dans le pays qui leur versait ce qui était devenu pour eux une prime de survie ! Cela parait absurde et pourtant c'est la réalité et c'est comme si on leur disait : « Vous aurez vos sous, mais à condition que vous les dépensiez chez nous! »
Les plus grands floués de l'histoire coloniale !
D'abord qui sont ces hommes ?
On les appelait « Tirailleurs Sénégalais », même si au fil des ans la plupart d'entre eux venaient principalement des autres territoires de ce qu'on appelait AOF ou AEF, et pendant près d'un siècle, de Saint-Louis à Fachoda, et plus tard hors d'Afrique, ils ont combattu pour la France, quelquefois contre les intérêts de leurs pays d'origine, contre ceux qui se battaient pour l'intégrité de leurs peuples, contre El hadj Omar Tall, contre Samori Touré, contre Béhanzin... Ils ont servi de chair à canon pendant la Première Guerre mondiale, et au cours de la seconde, ils ont donné à la France résistante sa première victoire à Koufra et ont fait partie des premiers soldats à débarquer sur les côtes françaises...
Ceux qui nous intéressent ici appartiennent à la dernière cohorte de tirailleurs, celle dont les membres ont servi de supplétifs à l'armée française quand elle écrasait la rébellion des Malgaches, quand elle affrontait le Viet Minh dans la jungle indochinoise ou quand elle s'entêtait à garder l'Algérie française. Ils ont payé cher leur engagement et parce qu'on leur faisait faire souvent le sale boulot, ils ont laissé de très mauvais souvenirs en Algérie ou à Madagascar, alors qu'ils n'étaient que de simples exécutants au service d'une politique qui les dépassait.
La mésaventure qui vient de trouver son terme à Dakar est loin d'être la première déconvenue vécue par les Tirailleurs qui ont été en réalité les plus grands floués de l'histoire coloniale française. A quelques mois de la fin de la Deuxième Guerre mondiale à laquelle avaient participé plus de 150.000 d'entre eux, ils avaient été prestement exfiltrés des unités combattantes et « rapatriés » de force dans leurs pays d'origine pour que la France puisse « blanchir » le défilé de ses troupes victorieuses. Non seulement l'expression « rapatriement » était inappropriée pour eux qui ne se reconnaissaient comme « patrie » que la France, mais sa mise en oeuvre avait été si bâclée qu'on n'avait pas pris le temps de leur verser toutes les indemnités auxquelles ils avaient droit : primes de combat, de captivité, de démobilisation ou de traversée... Le résultat c'est, entre autres, la tragédie de Thiaroye qui, selon l'historienne française Armelle Mabon, constitue « un crime de masse » dont le nombre de victimes dépasse largement les 70 morts reconnus par la France.
« Assez de médailles, on veut des sous ! »
Les Tirailleurs connaitront de nouveaux déboires quand leurs pays d'origine accéderont à l'indépendance et cette fois encore on les frappera là où ça fait le plus mal : à la poche. Leurs pensions seront « cristallisées », expression curieuse pour dire qu'elles sont gelées, déconnectées du cout de la vie, contrairement à celles de leurs anciens camarades français. Après avoir enduré son sort pendant des décennies, le sergent-chef Amadou Diop, dernier ancien combattant sénégalais de la Première Guerre mondiale, avait ainsi décidé, en 2002, de déposer un recours devant le Conseil d'Etat français pour s'élever contre cette injustice. L'institution lui donnera raison ...sans accepter toutefois que la mesure soit rétroactive et surtout quatre ans après sa mort et le sergent-chef, qui avait manqué de patience, ne profitera donc pas de « l'arrêt Diop »!
Les neuf vieux tirailleurs qui viennent d'être autorisés à percevoir dans leur pays ce qui n'est ni une prime ni une gratification mais une pension pour services rendus auront-ils la chance de jouir pendant longtemps de la fin d'une tracasserie administrative qui, vue d'Afrique, nous parait mesquine et aberrante ?Ils avaient été jusque-là contraints de vivre en France la moitié de l'année, dans des foyers de célibataires, dans des pièces exiguës sans toilette intérieure, dans le froid ou dans la grisaille, dans la solitude et dans l'ennui !C'était, leur avait-on dit, le prix à payer pour préserver un revenu inférieur aux eux tiers du smic du pays hôte, mais, que voulez-vous, on ne se nourrit pas de décorations !Ils avaient eu beau protester , cela n'a servi à rien et, pour lever cette mesure, il a fallu une conjugaison improbable d'actions, de hasards et d'opportunités politiques :le combat d'une française elle-même descendante de tirailleur, un film avec en vedette un autre possible parent de tirailleurs et qui est surtout le plus populaire des acteurs français et enfin une sorte de dérogation présidentielle !
On ne peut que se féliciter que pour fêter leur « retour », notre pays ait fait preuve de téranga et de bons sentiments, qu'ils aient été accueillis avec les honneurs et reçus au palais présidentiel, et même à l'ambassade de France. Mais en réalité c'est à Paris qu'on aurait dû leur dérouler le tapis de la gloire, parce qu'ils ne se sont jamais battus que pour la cause de la France, et « sans état d'âme », précise l'un d'entre eux. C'était l'occasion de souligner l'injustice, l'incongruité, l'absurdité d'une mesure appliquée à des hommes dont le sacrifice est attesté par autant de médailles, comme si le règlement de pensions dont le montant est insignifiant à l'échelle de la France, au profit de personnes dont le nombre se réduit d'année en année, selon la loi de la nature, pouvait mettre en péril le trésor français ! Oui, en toute logique, c'est bien à Paris qu'on aurait dû escorter de leurs mornes résidences à l'aéroport, comme on escorte des porteurs de trophées, ces tirailleurs qui faisaient si joyeusement leurs adieux à la France. C'est le président français, toujours prompt à accueillir les otages libérés, qui aurait dû les saluer à leur embarquement, leur témoigner la reconnaissance de son pays et présenter ses excuses pour toutes ces années pendant lesquelles ils ont été privés de ce qui, en Afrique, donne du goût à des hommes qui sont dans leur condition: « vivre entre ses parents le reste de son âge » !
Toutes ces années passées en confinement forcé sont des années perdues, et à leur âge ces années-là n'ont pas de prix...