Fondées en 1877 à Strasbourg, les Dernières nouvelles d'Alsace (Dna) ont été le deuxième média français à créer un site internet après le journal Libération. Cependant, reposant sur ses lauriers (un fort taux d'abonnés avec ce qui est une particularité alsacienne, le système de portage), le journal a été distancé dans la course au numérique. La crise du lectorat et surtout la Covid-19 ont servi d'électrochoc. L'équipe dirigeante a ainsi initié une stratégie numérique qui aujourd'hui commence à porter ses fruits. Dans cet entretien réalisé lors d'une immersion d'un groupe de journalistes sénégalais au sein de la rédaction des Dna dans le cadre d'une formation organisée par l'Ong Médias & Démocraties (du 1er au 5 mai à Strasbourg), Christian Bach, rédacteur adjoint des Dna, a accepté de partager avec nous les leçons apprises de cette expérience. Capitalisant plus de 35 ans d'expérience au sein du groupe des Dna, il a été en charge du numérique de 2008 à 2021.
Comment réussir une transition du papier vers le web pour un journal comme les les Dernières nouvelles d'Alsace (Dna) ?
Il y a plusieurs conditions. La première, c'est qu'il faut que les usages numériques soient développés dans la population. Si en face, vous n'avez pas des lecteurs qui sont habitués aux usages numériques, ça ne peut pas marcher. La deuxième condition, c'est qu'il faut des outils, des compétences ; donc de la formation et une gouvernance adaptée, un pilotage du journalisme numérique.
Sans ces conditions cela ne peut pas marcher, parce que la plupart des journalistes étaient dans l'entreprise depuis au moins dix ans et donc ont connu l'ère avant le numérique. Donc, c'était une bascule à la fois humaine, technique, technologique et managériale. On écrivait pour le print (le papier), la rotative, qui tournait une fois le soir et on bouclait une heure avant. Il faut maintenant écrire au fil du temps et de l'événement et en même temps il faut traiter des formats très différents. Avant c'était que l'écrit et la photo. Aujourd'hui, c'est l'écrit, la photo, le lien hypertexte, la vidéo, le podcast et le diaporama, tous ces formats multimédias....
Les Dna, c'est 146 ans d'existence. Cette histoire, ce label est-ce une force ou une faiblesse dans cette transition vers le numérique ?
Les Dna sont une marque très forte en Alsace ; ça a été très longtemps le média dominant. Donc l'histoire, la marque c'est une force. C'est aussi un lien avec le public depuis très longtemps, parfois de père en fils ou de grand-père à petits-enfants. Avoir une longue histoire est une force, mais cela suppose aussi qu'on fasse des efforts importants pour se renouveler tout le temps. Il y a plusieurs ruptures qui sont liées au numérique.
Le journaliste est tombé de son piédestal à partir de 2002, où se met en place le web interactif, les blogs, etc. La première phase (1995-2002) a été celle des sites compagnons, c'est-à-dire qu'on reproduisait sur le web ce qu'on faisait dans le journal. A partir de 2002 se sont développés les blogs et à partir de 2007, avec les réseaux sociaux, tout cela s'est démultiplié à la puissance 10 du fait que le journaliste n'a plus le monopole de la parole. Ce changement de contexte oblige le journaliste à plus de rigueur, à s'expliquer, à se défendre et à rendre des comptes. Ce qui est plutôt une bonne chose.
Quel est le pourcentage de revenus que les Dna tirent du web ?
Très tôt nous avons offert l'accès au numérique à nos abonnés du journal. Donc, on avait 140 000 personnes qui potentiellement pouvaient consulter leurs comptes numériques en même temps que le journal papier. Mais comme c'étaient des personnes assez âgées, elles ne se sont pas appropriées les usages. Aujourd'hui, on essaie de développer des abonnements pur-Player uniquement numériques. Et là on en a 15 000 pour 130 000 abonnés pour la version papier. Donc, c'est à peu près 10% de nos abonnés qui sont sur le dispositif web, avec une progression de 20 à 30% d'une année à l'autre alors que les abonnements papier baissent progressivement. Donc on essaie de compenser par l'abonnement numérique la baisse de l'abonnement papier, mais le chemin est long.
Le modèle hybride s'impose aujourd'hui ?
C'est le modèle inventer par le New York Times appelé tunnel de conversion, c'est-à-dire qu'on amène petit à petit les gens vers l'abonnement en les habituant à l'usage. Si l'usager vient consulter le site une première fois on le repère, s'il revient on lui propose de créer un compte, ensuite de s'abonner à nos newsletters et après un abonnement d'essai. Par ce tunnel de conversion, on essaie petit à petit de l'amener jusqu'à l'abonnement pérenne.
Les réseaux sociaux sont un allié ou un concurrent ?
C'est un canal de recrutement. Les réseaux sociaux sont aujourd'hui ce qu'était le café de commerce il y a trente ans. C'est un endroit où on critique ou félicite le journal.
Quel est aujourd'hui l'utilité du journaliste ?
C'est de développer un rapport de confiance avec son lecteur à qui il doit la rigueur, l'honnêteté, la précision. Le journaliste doit être dans un modèle économique qui permet de générer des ressources, de dégager du temps pour qu'il puisse consacrer ce temps à travailler l'information, à l'approfondir, à la mettre en perspective. La notion de modèle économique est extrêmement importante. La clé pour faire du bon journalisme, c'est d'être dans un dispositif qui génère des ressources permettant au journaliste de dégager du temps à la recherche de bonnes informations.
Entretien réalisé à Strasbourg