A défaut d'être l'expression d'une arrogance innommable, la mise en avant de ses propres convictions ne saurait servir de preuves, encore moins de vérité absolue, parce qu'en démocratie, c'est devant le tribunal que se déroulent les plaidoiries et non dans la rue. Que l'on soit président de la République, leader politique, chef religieux, citoyen lambda ou gourou, tout justiciable a l'impérieuse obligation de se rendre au tribunal en cas de convocation.
Le pays de Senghor, de Mamadou Dia, pour ne citer que les pères fondateurs, a besoin d'autre chose que ce l'on voit poindre aujourd'hui et qui ressemble fort à un combat de gladiateurs. Aussi, lorsqu'on entend certains contemporains affirmer que jamais dans l'histoire politique du Sénégal, il n'y a eu de gens aussi persécutés qu'eux, on se dit qu'il y a quelque chose qui n'a pas fonctionné dans le système éducatif.
A ceux-là, il faudrait rétorquer que dans l'histoire politique du Sénégal indépendant, aucune personne n'aura été aussi brimée que Mamadou Dia. Accusé d'avoir fomenté un coup d'Etat contre Léopold Sédar Senghor, il sera mis aux arrêts le 18 décembre 1962. Président du Conseil de Gouvernement de la République du Sénégal, Vice-Président de l'éphémère Fédération du Mali, signataire de l'acte d'indépendance, lui Mamadou Dia, détenait pourtant tous les pouvoirs, rendant ainsi totalement absurde une telle perspective.
Avec ses compagnons d'infortune ; Valdiodio Ndiaye, Ibrahima Sarr, Ibrahima Sarr et Alioune Tall ; ils seront pourtant transférés à 700 kms de Dakar, à Kédougou, ville éloignée et assommée par une forte canicule. Là-bas, placé sous haute surveillance policière, les journaux et livres que recevait Mamadou Dia, étaient soumis à la censure préalable du ministère de l'Intérieur. Condamné à perpétuité, il n'avait pas le droit d'écouter les radios étrangères, hormis les informations de la seule chaîne nationale qui lui parvenaient indistinctement depuis un transistor branché au poste de garde.
A n'en pas douter, son séjour carcéral, psychologiquement éprouvant, visait à l'abattre et à le démoraliser. Ses geôliers poussaient le supplice jusqu'à anticiper le trou qu'ils lui promettaient comme dernière demeure, entre le mur de sa chambre et le mur extérieur. Il était maintenu dans un isolement total, rompu tous les six mois, par des autorisations de visites délivrées à des membres de sa famille venus s'enquérir de sa situation, suite à un long et éprouvant trajet. Il sera élargi de prison, après 12 longues et interminables années.
Et en 2000, quand il lui avait été proposé la possibilité de rouvrir le procès de 1962, grand seigneur, récusant l'idée d'une réhabilitation « pour solde de tous comptes », Mamadou Dia répondit : « Il m'a été rapporté que Léopold est malade et je n'ai aucune haine ». Aussi, poursuivra-t-il, sans une once de ressentiment son combat pour la liberté et la démocratie. Un tel retour en arrière était nécessaire pour rappeler que les mots ont un sens et qu'il était important, pour ne pas donner l'impression que la grande histoire commence avec soi, de se laisser visiter par l'humilité et la courtoisie, en rendant hommage à tous ces martyrs connus ou anonymes, parmi lesquels Omar Blondin Diop, dont on célèbre depuis hier, le 5Oe anniversaire de son décès dans les geôles de Gorée, qui ont contribué aux conquêtes démocratiques dans des conditions autrement plus difficiles.
Hypertrophie du pouvoir présidentiel
Il urge d'approfondir notre démocratie en faisant du chef de l'Etat un serviteur de la nation et non un « super héros » ayant pouvoir sur tout. Feu Ousmane Tanor Dieng, puissant ministre d'Etat, ministre des Services et Affaires présidentiels, sous la présidence d'Abdou Diouf, avait ainsi attiré l'attention sur la dangerosité des institutions sénégalaises du fait de l'hypertrophie du pouvoir présidentiel. Avec le recul que procure la perte du pouvoir, riche de son expérience, il s'était astreint à une autocritique qui lui avait permis de fustiger les « pouvoirs quasi illimités » détenus par le chef de l'Etat. Ce faisant, il relevait au passage que « les institutions sénégalaises qui étaient dangereuses » avec eux, « le seront encore plus avec des mains inexpertes ».
Cette mise en garde est d'autant plus sérieuse que le combat démocratique, qui est loin d'être gagné, appelle à un sursaut responsable et patriotique. Au regard surtout, de l'inquiétude que suscite un Sénégal encerclé par des pays en proie aux assauts de bandes armées se réclamant d'une idéologie religieuse qui met à bas tout ce qui fait notre vivre-en-commun. Refus des confréries, de l'école « occidentale », remise en cause de l'égalité hommes/femmes, comme en témoignent des exemples venus du Mali, du Niger, du Burkina-Faso, du géant Nigéria. Il est d'autant plus à considérer que ces forces obscurantistes sont à nos portes, prêtes à s'appuyer sur des réseaux dormants et à se déployer à la faveur d'un chaos organisé. Il s'y ajoute que toute déstabilisation du Sénégal occasionnera ipso-facto des dégâts collatéraux chez les voisins directs que sont la Gambie et la Guinée-Bissau.
Il est donc souhaitable que le chef de l'Etat prenne la mesure des dangers qui nous guettent, en décidant de s'inscrire dans le sillage des chefs d'Etat africains qui ont scrupuleusement respecté leurs constitutions. Reconnu pour avoir participé à grandement changer le visage du Sénégal, en termes d'infrastructures, félicité pour le travail accompli à la tête de l'Union africaine, le chef de l'Etat a toute l'opportunité de montrer qu'une autre vie après la présidence est possible.
A défaut, il court le risque de se retrouver en face de citoyens-électeurs qui ont montré qu'ils savaient dire stop à certaines velléités « pouvoiristes », à l'image des deux alternances démocratiques qu'ils ont magistralement pilotées, s'appropriant « le modèle du boa » comme une alternative à la violence qu'on leur oppose. Selon en effet le Pr Ibrahima Thioub, tel ce serpent qui « capture sa proie, l'avale et dort tranquille, le temps de la digérer avant d'expulser les restes », les citoyens-électeurs ont appris à rester « sereins et lucides face aux agressions du pouvoir, dans l'attente du jour de la sanction par les urnes ».
Tourner la page
Il revient donc plus au chef de l'Etat de ne pas user de subterfuges pour éliminer de potentiels adversaires, de respecter la parole donnée, de veiller à ce que la dignité de la fonction présidentielle ne soit souillée par le revirement auquel appellent furieusement des voix préoccupées pour l'essentiel par leurs privilèges et autres prébendes. L'élection présidentielle de février 2024 aura ainsi l'opportunité de permettre aux électeurs, non point de sanctionner, mais de choisir leur candidat (e). Premier président de la République né après les indépendances, ce sera tout à son honneur de pouvoir ainsi tourner la page, conformément à l'esprit et à la lettre de la constitution.
On retiendra surtout que lors de sa pêche aux voix, Macky Sall, président-candidat à l'élection présidentielle de 2019, s'affichait en ces termes : « Me voici de nouveau devant vous en vue de solliciter votre confiance pour un second et dernier mandat ». Les termes étaient soigneusement choisis car comme on le sait, en français, second fixe un point terminal qui clôt tout possible, obstrue tout horizon, contrairement à deuxième, qui ouvre la voie à d'autres 3e, 4e, etc.
Pour tout dire, le Sénégal mérite qu'on l'aime et qu'on le préserve, surtout de cette violence qui s'emballe sous nos yeux, sans filtre, portée par un aveuglement destructeur avec sa cohorte d'écoles vandalisées, de bus et commerces caillassés voire calcinés, faisant ainsi des plus démunis les principales victimes du chaos. Parce que ce pays est le nôtre, il nous revient de le construire autour d'une mystique de l'effort collectif et solidaire, d'une éthique de la responsabilité. Tout cela, en rupture avec la conception prédatrice et clientéliste du pouvoir qui a si malheureusement gangréné l'imaginaire de beaucoup de sociétés africaines.