Afrique de l'Est: Génocide au Rwanda - Les mille et une vies de l'officier de gendarmerie jugé à Paris

C'est le cinquième procès rwandais de compétence universelle à s'ouvrir en France. L'ancien adjudant-chef de la gendarmerie de Nyanza, au Sud du Rwanda, Philippe Hategekimana, est jugé depuis le 10 mai pour génocide et crimes contre l'humanité, devant la Cour d'assises de Paris.

L'ancien adjudant-chef de gendarmerie Philippe Hategekimana, naturalisé français en 2005 sous le nom de Philippe Manier, a plaidé l'innocence à l'ouverture de son procès, ce mercredi 10 mai, devant la Cour d'assises de Paris. Vingt-neuf ans après les faits, dans ce cinquième procès portant sur le génocide des Tutsis au Rwanda ouvert en France, l'homme est accusé de « génocide, crimes contre l'humanité et participation à une entente » en vue de commettre ces crimes.

Pour son procès - filmé comme les précédents pour les archives historiques de la justice française - plus d'une centaine de témoins sont attendus. Nombre d'entre eux se déplaceront depuis le Rwanda, quand d'autres seront entendus en visio-conférence, certains depuis les prisons rwandaises où ils purgent leur peine pour participation au génocide de 1994. A la quarantaine de parties civiles déjà constituées, d'autres demandes se sont ajoutées à l'ouverture du procès. Leur nombre pourrait ainsi atteindre près d'une centaine, essentiellement des rescapés et proches de victimes et des associations qui les représentent parmi lesquelles le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), Ibuka et la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (Licra).

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Biguma, « celui qui ne laisse rien passer »

Philippe Hategekimana, alias Biguma, alias Hakizimana, alias Philippe Manier... Au cours de sa vie, l'homme en chemisette bleue à carreau et larges lunettes à monture noire a porté plusieurs noms. De son enfance à Nyagisozi, dans le sud du Rwanda avec ses parents agriculteurs Hutus, le jeune Philippe Hategekimana - son nom de baptême - garde le surnom de « Biguma », « qui ne laisse pas passer » en mémoire, selon lui, de l'un de ses instituteurs particulièrement sévère. Puis viendront les autres identités, celle de Philippe Hakizimana, adoptée au camp de réfugiés à la frontière congolaise - « parce que les anciens militaires pouvaient être repérés donc il valait mieux changer mon nom », dira-t-il - et celle de Philippe Manier, prise lors de sa naturalisation française.

Autant de noms revenus au fil des années dans d'autres procès, au Rwanda et jusqu'en Norvège, et qui pourraient laisser planer un doute sur le fait que c'était bien lui qui était présent au moment des faits - doute que ses avocats, Alexis Guedj, Emmanuel Altit et Fabio Lhote ont soulevé en préambule à l'ouverture des débats, tentant d'obtenir un renvoi, sans succès.

Participation active, selon l'accusation

Dans le box des accusés, sa béquille adossée à sa chaise - il a été opéré du genou en détention - l'ancien gendarme de 66 ans écoute attentivement le récit de son parcours et la longue litanie des faits qui lui sont reprochés, que déroule le président de la Cour, Jean-Marc Lavergne. Il devra répondre notamment des barrières érigées sur le territoire de la compagnie de gendarmerie de Nyanza, où il était adjudant-chef, dans la province de Butare. Une politique menée dans tout le pays pour filtrer la population, identifier les Tutsis en fuite et les exterminer. Il aurait directement assassiné plusieurs dizaines de personnes sur deux de ces barrières. Le 23 avril 1994, il aurait ordonné - voire commis de sa main - les meurtres de gendarmes Tutsis et de Narcisse Nyagasaza, bourgmestre Hutu de la commune voisine de Ntyazo, qui s'était opposé au génocide. Le même jour, il aurait pris part au massacre de la colline de Nyabubare où quelque 300 Tutsis ont été tués. Selon des témoins cités par l'accusation, il y aurait mené un rôle central d'organisateur et de meneur, ordonnant des tirs de mortier et poussant la population civile à achever les rescapés et les agonisants. Quatre jours plus tard, il aurait fait de même sur la colline de Nyamure, où des milliers de Tutsis s'étaient réfugiés. Le procureur l'accuse enfin d'avoir participé à la préparation d'un massacre de Tutsis survenu à l'Isar Songa, l'Institut des Sciences Agronomes du Rwanda, le 29 avril.

« DRH » de la gendarmerie de Nyanza

Ces meurtres, assure Hategekimana, il n'y a pas participé. D'une part car au sein de la compagnie de gendarmerie de Nyanza, il n'aurait tenu qu'un rôle de gestionnaire s'occupant des affectations des diverses unités, ne se rendant que très rarement sur le terrain. Et ce rôle de « DRH », selon ses mots lors de l'instruction, n'aurait pas changé avec le début du génocide. Il aurait ainsi porté assistance à des réfugiés fuyant Kigali et les premiers massacres dans la capitale. Jamais il n'aurait adhéré à l'idée que les Tutsis puissent être l'ennemi, dit-il, même s'il a passé un an à combattre le Front Patriotique Rwandais (FPR), sur la ligne de front du nord du pays, en 1990.

Vingt ans plus tard, lors de l'enquête de personnalité menée durant l'instruction, il précise que les difficultés entre Tutsis et Hutus seraient dues uniquement à la manipulation de politiciens. Ainsi, comme le rappelle sa défense, sa femme est issue d'un mariage mixte entre un Hutu et une Tutsie.

En avril 1994, Hategekimana « calmait » les « gendarmes extrémistes », refusant de s'engager dans les massacres, ce qui lui aurait causé tort, a-t-il assuré pendant l'instruction. « Il y a aussi le fait que le sous-préfet m'a menacé parce que je ne tuais pas de Tutsis, parce que je ne voulais pas que des Tutsis soient tués, a-t-il déclaré. Il m'a reproché cela, il m'a dit 'toi tu n'as rien à faire dans la compagnie'. C'est comme ça que j'ai été muté, enfin c'est ce que je pense. » Dès le début des massacres dans la région de Nyanza, dans la seconde quinzaine d'avril 1994, il aurait été muté à Kigali, à l'État-major de la gendarmerie, à la protection rapprochée du colonel Laurent Rutayisire.

Fuite du Rwanda après le génocide

En juillet 1994, Hategekimana fuit l'avancée du FPR, retrouve sa femme Jacqueline et leurs trois enfants et part en République Démocratique du Congo. Au camp de réfugiés de Kashusha, il troque son patronyme pour de nouveaux papiers au nom de Philippe Hakizimana et y reste six mois, jusqu'à l'attaque du camp par le FPR. Sa mère et d'autres membres de sa famille tombent durant l'attaque, lui reprend la fuite avec sa femme et ses enfants. De là, son parcours d'exil devient flou et son récit varie lors de l'instruction. La famille aurait ainsi rejoint le Congo-Brazzaville, puis le Cameroun. Il est question d'une congrégation de religieuses qui les auraient recueillis et aidés dans ces deux pays, mais dont il ne se souvient plus du nom, d'un long parcours à pied, de jobs sans lendemain et de survie quotidienne. Jusqu'à ce que Jacqueline et leur plus jeune fils partent pour la France, en 1998, après avoir payé un passeur. Lui les rejoindra en 1999, avec les autres enfants.

Dans la banlieue de Rennes, où la famille a élu domicile, le couple fait une demande d'asile sous le nom d'Hakizimana et s'invente un passé. Lui aurait été professeur d'éducation physique dans la capitale, elle assistante sociale au centre hospitalier de Kigali. Face à la cour, Philippe Hategekimana admettra avoir été « pas très sincère » dans sa demande d'asile. « Mais comprenez, ceux qui avaient fait une carrière militaire, ils ne l'obtenaient pas l'asile, ou alors ça prenait très longtemps ! » À l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), en 1999, le récit passe et la famille s'installe, obtient une naturalisation en 2005 et, francisent leur nom.

Philippe et Jacqueline s'appellent désormais Manier. Du passé, restent quelques attaches culturelles, que Philippe entretient au sein d'une association rwandaise qui organise des chants, des danses et d'autres évènements. L'ancien gendarme travaille comme agent de sécurité au sein de l'université Rennes 2 pendant quinze ans, avant un licenciement provoqué par trop d'absences injustifiées - « J'étais très fatigué. Vous savez, les grèves à Rennes 2 c'est très dur et j'en ai eu cinq. Alors j'étais fatigué. », dit-il quand la cour l'interroge à ce sujet. Mis à la porte, il enchaîne courts CDD dans des entreprises de gardiennage et chômage. Nous sommes alors en 2015.

Ce que Philippe Manier ne sait pas, c'est que trois ans plus tôt, son nom apparaît dans une lettre de dénonciation anonyme qu'Alain et Dafrosa Gauthier, fondateurs du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR), indiquent avoir reçue en 2012 et ont déposée à l'instruction. Intrigués, les Gauthier se rendent au Rwanda et interrogent des victimes des massacres de la région de Nyanza.

Plainte du CPCR et fuite vers le Cameroun

Et, le 5 juin 2015, le CPCR dépose une plainte avec constitution de partie civile au parquet de Paris. L'affaire sort dans les médias, Philippe Manier se sait visé. Moins de deux ans plus tard, il s'envole pour le Cameroun, où vit sa fille qui lui a obtenu un visa « humanitaire » de trois mois. Le trimestre passe, Manier ne revient pas. Visé par un mandat d'arrêt international, il sera finalement arrêté en novembre 2018 à Yaoundé par les autorités camerounaises, alors qu'il attend sa femme à l'aéroport. Extradé en France en février 2019, il est incarcéré à Nanterre, à l'isolement, où il passera plus de quatre ans de détention provisoire.

Au président de la Cour, très intéressé par les flous artistiques de l'accusé avec l'administration, Hategekimana dit, ce mercredi 10 mai que, bien sûr, il avait l'intention de revenir en France « plus tard », « avec sa femme ». Et que non, il n'était pas au Cameroun pour raisons « humanitaires » : « C'était juste la raison qu'avait donné ma fille pour que je puisse venir plus longtemps. Moi, je me disais surtout qu'un pays chaud, c'était bon pour ma santé. » « Si je comprends bien, vous mentez pour la bonne cause ? », s'agace le président. « Oui », lui répond l'accusé.

Le procès de l'ancien adjudant-chef de gendarmerie rwandais se tient à Paris jusqu'au 30 juin.

notre correspondante à Paris (France)

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