Dakar — Un rapport du Fonds monétaire international (FMI) conclut à une "pénurie de financement" dans plusieurs pays d'Afrique subsaharienne d'ici à 2025, un mal que l'économiste sénégalais Babacar Sène propose d'éviter par l'élargissement de la base des investisseurs, des réformes capables d"'approfondir" les marchés financiers africains et la création de marchés secondaires.
"Plusieurs facteurs concomitants sont à l'origine de la pénurie de financement que connaissent de nombreux pays d'Afrique subsaharienne", constatent les auteurs du rapport élaboré sous la direction de Luc Eyraud, un économiste du FMI.
Il cite, parmi les facteurs à l'origine de ce manque, la hausse des taux d'intérêt au niveau mondial et la dépréciation des monnaies de la région par rapport au dollar américain.
A cause de cette pénurie, "l'activité économique dans la région restera atone en 2023 : la croissance s'élèvera à 3,6 % avant de se redresser à un niveau de 4,2 % en 2024", prédisent M. Eyraud et ses coauteurs.
"La région est frappée de plein fouet par une pénurie de financement", insistent-ils dans le document publié en avril dernier et intitulé "Perspectives économiques régionales en Afrique subsaharienne : la grande pénurie de financement".
Comment en est-on arrivé à cette pénurie d'argent ? Il y a eu d'abord une persistance de l'inflation mondiale et un resserrement des politiques monétaires, qui ont entraîné une hausse des coûts d'emprunt pour les pays d'Afrique subsaharienne et exercé une pression accrue sur les taux de change.
"Remédier aux déséquilibres macroéconomiques"
"De fait, aucun pays n'a été en mesure d'émettre une euro-obligation depuis le printemps 2022. La pénurie de financement aggrave une tendance de fond qui est à l'oeuvre depuis des années. La charge des intérêts de la dette publique augmente parce que les pays de la région se tournent de plus en plus vers les marchés financiers, où les coûts d'emprunt sont élevés, parce que aussi les budgets d'aide au développement ne cessent de baisser", expliquent les rédacteurs du rapport.
La pénurie de financement survient dans un contexte où la moitié des pays d'Afrique subsaharienne est en proie à une inflation supérieure à 10 %, qui réduit le pouvoir d'achat des ménages, frappe de plein fouet les couches de la population les plus fragiles et attise les tensions sociales.
"On estime que plus de 132 millions de personnes étaient en situation d'insécurité alimentaire aiguë en 2022. Cette situation a mis un coup d'arrêt à la reprise économique", soulignent Luc Eyraud et ses collaborateurs dans le document présenté et commenté lors d'une vidéoconférence du FMI et de la faculté des sciences économiques et de gestion de l'université Cheikh-Anta-Diop de Dakar.
La croissance en Afrique subsaharienne va baisser pour s'établir à 3,6 % en 2023, à cause de la situation déjà décrite.
Il convient cependant de souligner que cette moyenne occulte des différences marquées au sein de la région. De nombreux pays afficheront un modeste regain de croissance cette année, en particulier ceux dont le produit intérieur brut n'est pas fortement dépendant des ressources naturelles, tiennent à préciser les auteurs du document.
"Mais la moyenne régionale sera tirée vers le bas par l'atonie de la croissance dans certains des pays les plus importants d'un point de vue économique, dont l'Afrique du Sud", prédisent-ils.
La pénurie de financement risque de contraindre les autorités à consacrer moins de moyens à des domaines essentiels pour le développement comme la santé, l'éducation et les infrastructures.
Quatre mesures peuvent aider à "remédier aux déséquilibres macroéconomiques" attendus de la pénurie d'argent. Il faudra d'abord rééquilibrer les comptes publics et renforcer la gestion des finances publiques dans un contexte de durcissement des conditions financières, "juguler l'inflation", laisser le taux de change s'ajuster et veiller à ce que "les importantes actions climatiques" ne soient pas financées au détriment des besoins élémentaires comme la santé et l'éducation.
"C'est un rapport très important [...] Il dresse un bilan en termes d'analyse macroéconomique, fait des projections et décline des perspectives sur les politiques monétaire et budgétaire", a expliqué à l'APS le professeur d'économie Babacar Sène, de l'université Cheikh-Anta-Diop, spécialiste des questions monétaires et financières.
"Il fallait s'attendre donc à une inflation"
"Comme l'indique son titre, il soulève des problèmes de financement [...] C'est un phénomène mondial. En Afrique subsaharienne, il s'agit surtout d'une pénurie de financement. Lors de la pandémie de Covid-19, les pays africains en général avaient du mal à collecter des recettes fiscales", a expliqué M. Sène.
"Au niveau international aussi, les marchés financiers étaient fermés temporairement [durant la pandémie de coronavirus]. Durant cette période, les Etats ont dû faire des efforts pour trouver des financements. Ils ont fait recours aux marchés financiers", a rappelé M. Sène en parlant des causes de la pénurie d'argent.
Dans l'UEMOA, la banque centrale avait structuré des produits, notamment les fonds de relance Covid-19. Cette même banque a été emmenée à ouvrir des guichets spéciaux et à alléger certaines conditions de financement, selon l'économiste.
"En 2021, rappelle-t-il, le marché financier international a été rouvert, ce qui a permis à des pays dont le Sénégal et la Côte d'Ivoire de revenir sur le marché international des euro-obligations."
"Malheureusement, entre la fin de 2021 et le début de 2022, on a assisté à la guerre en Ukraine. L'inflation était déjà là, et la guerre en Ukraine est venue l'accélérer, a analysé M. Sène. Lors de la pandémie, les banques centrales, y compris celles d'Afrique, sont intervenues en injectant beaucoup de liquidités. Il fallait s'attendre donc à une inflation, ce que la guerre en Ukraine est venue accélérer."
Les signes avant-coureurs de l'inflation étaient déjà là, ce qui a poussé les banques centrales à durcir les politiques monétaires, a-t-il ajouté, rappelant que le durcissement des politiques monétaires revient à augmenter les taux directeurs - les taux avec lesquels les banques viennent se refinancer auprès des banques centrales.
"Durant l'année 2022, quasiment aucun pays de l'Afrique n'a émis sur le marché international. Dans la zone UEMOA au moins. La Côte d'Ivoire, le Sénégal et le Bénin ne sont pas revenus sur le marché financier. Au niveau africain, seuls le Nigeria, l'Angla et l'Afrique du Sud sont revenus sur le marché financier en le payant cher. On est dans un contexte de pénurie de financement [...] avec un taux d'intérêt de plus de 10 %" pour les euro-obligations, a souligné l'économiste.
Une "situation compliquée"
"Sur le marché de l'UEMOA, a-t-il dit, lorsque la banque centrale a augmenté son taux directeur en mars et a continué à normaliser sa politique monétaire [...], on a commencé à constater des problèmes de liquidités sur le marché des titres et obligations assimilables aux bons du Trésor. Tout cela montre un contexte de pénurie de financement non seulement à l'échelle internationale mais nationale aussi."
Babacar Sène estime que la "situation" décrite par les fonctionnaires du FMI dans leur rapport "est devenue compliquée". "A l'échelle internationale, en 2024 et 2025, il y a deux murs qui se dessinent pour les pays africains. Cela veut dire qu'il y aura des pays africains qui vont rembourser des montants importants. Pour cela, il faut une assistance internationale."
Récemment, le Rwanda a remboursé une euro-obligation grâce au FMI, le Ghana a été confronté à un défaut de paiement et a demandé de l'aide, a rappelé M. Sène, proposant aux Etats et aux banques centrales d'Afrique de "mettre en place un dispositif permettant d'éviter le défaut de paiement en 2024 et 2025".
Que faire dans un contexte de pénurie de financement ? "Il faut des réformes rapides pour élargir la base des investisseurs - plus on a des investisseurs, au moment où certains achètent des titres, d'autres vont vouloir vendre - parce que les banques à elles seules ne peuvent pas continuer à financer le déficit des Etats.
Il faut qu'on essaie d'élargir la basse des investisseurs [...] Il faut des réformes pour approfondir nos marchés, les rendre beaucoup plus profonds en diversifiant la base des investisseurs, en mettant en place des marchés secondaires assez développés", suggère-t-il.
"Il faut des actions concrètes. Il faut aller systématiquement vers le développement de la base des investisseurs et des marchés secondaires", a insisté l'économiste.
Il estime que ces mesures peuvent "permettre à nos Etats de continuer à se financer en monnaie locale en émettant des titres sur le marché financier régional".