Sud-Soudan: Cannes 2023 - «Goodbye Julia», le cri de paix du Soudanais Mohamed Kordofani pour son pays en guerre

interview

« J'ai le coeur brisé », dit Mohamed Kordofani après la première mondiale de son magnifique film de réconciliation et de paix pour son pays qui se retrouve une fois de plus en pleine guerre : le Soudan. Mohamed Kordofani est né là où il a tourné son film, à Khartoum. Avec « Goodby Julia », il est entré ce samedi 20 mai dans l'histoire du Festival de Cannes comme premier réalisateur soudanais en sélection officielle. Entretien.

RFI : Goodbye Julia est votre premier long métrage, mais aussi le premier film soudanais invité dans la prestigieuse section Un certain regard du Festival de Cannes. Après la première mondiale devant mille spectateurs, tous les acteurs et actrices et membres de votre équipe du film ont fondu en larmes. Qu'est-ce que cela signifie pour vous et pour votre pays, le Soudan, que votre film a été projeté ici à Cannes ?

Moi aussi, j'étais en larmes. Cela faisait longtemps que je n'avais pas ressenti cela. C'est extraordinaire d'être à Cannes, mais c'est un sentiment doux-amer compte tenu de ce qui se passe dans mon pays. D'un côté, je me sens incroyablement honoré et heureux, d'un autre côté, j'ai le coeur brisé, pour de nombreuses raisons : l'équipe qui a travaillé sur le film a fui le Soudan. Beaucoup de gens, mes amis, ma famille ont fui le Soudan. J'ai regardé le film aujourd'hui et j'ai eu l'impression d'avoir pris un portrait de Khartoum avant qu'il ne soit détruit. Parce que tous les jours, je regarde les médias sociaux et je vois ma ville en feu. Elle brûle, elle s'effondre. C'est ce que j'ai ressenti aujourd'hui.

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Goodbye Julia raconte comment, à la veille de la division du Soudan, Mona, ex-chanteuse du nord du Soudan, prend soin de la jeune veuve Julia et de son fils, originaires du sud du Soudan. Mais derrière cet acte noble se cache une terrible vérité... Quelle était votre motivation initiale pour parler dans votre film de l'histoire politique de votre pays, mais aussi de cette merveilleuse amitié entre ces deux femmes que tout oppose : l'origine, la couleur de peau, la classe sociale, la famille... Et comment avez-vous imbriqué les deux ?

Le film parle de transformation. Cela concerne ma transformation personnelle. Je me reconnais dans tous les personnages. J'ai écrit les personnages. Ils ont été inspirés par différentes phases de ma vie. La première chose qui m'a motivé à écrire a été le résultat du référendum. En 2011, lors du référendum sur l'indépendance du Soudan du Sud, près de 99 % des électeurs se sont prononcés en faveur de la sécession. Pour moi, ce fut une révélation. Pour moi, tout s'est arrêté et je me suis rendu compte que quelque chose n'allait pas. Il est impensable qu'une nation entière veuille faire sécession. Après avoir réfléchi, le problème était clair : le racisme entre le Nord et le Sud du pays, mais j'ai senti que ce n'était pas seulement un problème entre le Nord et le Sud, mais un problème concernant le Soudan entier. Le Soudan souffre de tribalisme, de racisme et de préjugés, et de toutes sortes de choses qui éloignent les gens les uns des autres et ne les rapprochent pas. Je me suis dit de me prendre moi-même en exemple.

J'avais moi-même hérité d'un certain racisme dont je n'ai pris conscience qu'après le résultat du référendum. J'ai dû me remettre en question pour me débarrasser de ce racisme enraciné. C'est un effort constant qu'il faut faire. Dans le film, c'est Mona, l'employeur de Julia, qui essaie de le faire. Elle découvre qu'elle est raciste, puis elle travaille sur elle-même et naturellement se développe une amitié entre les deux. D'un autre côté, le film évoque aussi la masculinité héritée dans ma société. C'est aussi quelque chose sur laquelle j'ai dû travailler. Dans le film, c'est incarné par Akram, le mari de Mona. Bien qu'il y ait un aspect personnel, le film était aussi une tentative de réveiller ma société avant qu'une autre guerre n'éclate. Peut-être que je suis arrivé un peu trop tard, car la guerre a déjà éclaté... Mais c'est pour cela que j'ai fait ce film.

Que peuvent faire votre film et le cinéma pour la réconciliation et la paix, les intentions clés du film ?

Mon espoir était que ce film déclencherait un mouvement auprès des personnes ressentant la même chose que moi. Que nous puissions répandre et agrandir ce mouvement, essayer ensemble de nous réconcilier. Pour cela, il faut d'abord admettre qu'il y a un problème. Ensuite, on peut décider de le résoudre en discutant, en regardant des films comme celui-ci, en dialoguant. La chose la plus importante pour le Soudan, c'est d'arrêter cette série constante de guerres et de combats.

Dans le film, un militant du Mouvement populaire de libération du Soudan, qui a perdu toute sa famille dans la guerre, dit à Julia qu'il a déjà pardonné aux autres, mais qu'il ne peut pas faire la paix, parce que pour la paix, il a besoin de l'autre. Pour vous, au Soudan, tout le monde a l'impression que l'autre ne veut pas la paix ?

Oui, c'est évident. Certaines personnes n'admettent pas qu'il y a un problème. Nous faisons tous des erreurs, mais si nous admettons que nous les commettons, nous pouvons peut-être pardonner à l'autre et aller de l'avant.

Quel était le défi pour Eiman Yousif (Mona), comédienne de théâtre et chanteuse soudanaise, et Siran Riak (Julia), mannequin originaire du Sud-Soudan, de faire ce film ?

C'est la première fois qu'elles se sont vues sur grand écran. Elles n'ont jamais fait de film auparavant. C'est pourquoi nous avons dû faire beaucoup de choses en amont du tournage. Cela a créé un lien. C'est devenu plus qu'un film. Nous avons investi beaucoup de nos expériences personnelles. Pour cela, tout le monde est ému aujourd'hui.

Une pétition a été lancée pour aider les artistes soudanais. Vous-mêmes avez raconté que certains membres de l'équipe du film n'ont pas obtenu de visa pour venir au Festival de Cannes. Les artistes soudanais ne bénéficient-ils pas d'une aide suffisante aujourd'hui ?

Ce n'est pas seulement aujourd'hui le cas, mais depuis toujours. Les artistes soudanais n'ont jamais été suffisamment soutenus. J'ai entendu parler de cette pétition et je remercie les personnes qui l'ont lancée. J'espère qu'elle sera utile d'une manière ou d'une autre, car il est vraiment douloureux que les artistes qui ont réalisé ce film et d'autres artistes ne puissent plus exercer leur art, réaliser des films et obtenir des visas. Cela me brise le coeur.

Pourquoi avez-vous dédié le film à votre père ?

J'ai deux filles adorables, Lara et Serene, et mon père est décédé après la naissance de Serene. Tout au long de sa vie, mon père m'a demandé d'avoir un fils pour que son nom de famille puisse continuer à exister. Parce que dans notre partie du monde, les filles ne transmettent pas leur nom. Avant la mort de mon père, je lui ai dit que j'allais faire quelque chose de mieux que d'avoir un garçon, que j'allais faire un film, et que ce film vivrait pour toujours, même plus longtemps qu'un garçon. Il a souri. Il n'y croyait pas, mais il a souri. Pour cela, j'ai dédié le film à mon père. Je pense que son nom vivra pour toujours maintenant.

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