Ile Maurice: Smart City de Roches-Noires - Zone sensible en eaux troubles

Comme à chaque fois qu'un projet de bétonnage de Roches-Noires est annoncé, les débats passionnés s'enchaînent. Il s'agit, encore une fois, d'une smart city développée par PR Capital, le quatrième projet de développement proposé pour ce site depuis 2005.

D'un côté, les promoteurs parlent de développement résidentiel et économique ; de l'autre, les écologistes mettent en garde contre les risques en raison des zones écologiquement sensibles se trouvant dans cette partie de l'île. Dr Odile Lim Tung, chercheuse associée à la faculté de droit de North-West University en Afrique du Sud et auteure de l'article «Rethinking the regulation of Environmental impact assessment and precaution in Mauritius», livre ses points de vue.

Évolution des lois

D'emblée, la Dr Odile Lim Tung revient sur l'évolution des lois sur la protection de l'environnement à Maurice, rappelant que l'Environmental Protection Act (EPA) de 1991, modifiée en 2002, prévoyait trois catégories d'évaluation d'impact en amont des projets de développement. Il y avait l'Environmental Impact Assessment (EIA), le Preliminary Environment Report (PER), pour les projets de moindre importance, et la Strategic EIA (SEIA), pour des projets qui pourraient avoir un impact conséquent. L'outil d'évaluation d'impact est utilisé pour la planification et la prise de décisions permettant d'estimer les conséquences qu'un projet spécifique pourrait avoir sur l'environnement.

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L'approche mauricienne, ditelle, est basée sur une liste de projets de développement selon leur taille (list of undertakings) plutôt qu'une approche au cas par cas quant aux risques (risk-based approach) qu'ils représentent pour l'environnement. Puis, en 2008, l'EPA a été amendée pour éliminer la SEIA tandis que l'EIA et le PER étaient requis pour les projets de développement figurant dans les listes du Fifth Schedule de l'EPA.

En 2015, le Smart Cities Scheme a été introduit par des règlements subsidiaires tandis que le Budget national 2015-2016 encourageait l'investissement dans l'immobilier, notamment par la mise en place de huit smart cities et cinq technopolessur une superficie de 7 000 arpents. «Il faut rappeler qu'avant 2021, nous avions 12 villes de plus de 15 000 habitants à Maurice. De 2015 à 2021, il y a eu 12 permis octroyés pour la mise en place de smart cities. Cela fait réfléchir, surtout que tous les permis ont été accordés sans qu'une évaluation d'impact stratégique telle que la SEIA soit effectuée.»

Entretemps il y a eu d'autres demandes de permis pour une smart city. Quant au projet de Roches-Noires, il s'agit de la création d'une ville avec un hôtel sur 44 hectares mais aussi d'un centre économique et résidentiel avec plus de 2 000 unités résidentielles, entre autres, selon le rapport du premier EIA soumis par le promoteur. Toutefois, ce premier EIA n'a pas été approuvé car il ne prenait en compte que les développements de l'hôtel et non ceux relatifs au projet en entier, qui couvre 359 hectares.

Principe de précaution

La chercheuse explique que le principe de précaution, qui est un fondamental du droit de l'environnement, devrait inspirer le processus décisionnel pouvant influer sur l'environnement. Ce principe vise à permettre aux décideurs de prendre des mesures de protection lorsque les preuves scientifiques relatives à un danger pour l'environnement ou la santé humaine sont incertaines et que les enjeux sont importants.

Si les effets d'un projet sur l'environnement sont incertains, il faut commencer par prendre des précautions au lieu d'aller de l'avant et d'essayer de limiter les dégâts après. Même si ce principe n'est pas présent dans nos lois, Dr Lim Tung rappelle toutefois que c'est probablement sur cette base que le premier rapport EIA du projet de Roches-Noires a été mis de côté. En effet, il est inconcevable d'évaluer les impacts d'une partie (44 hectares) du projet uniquement surtout que le projet vise une surface de 359 hectares et s'étalera sur 10 ans.

Elle avance que si ce principe devait s'appliquer au projet de Roches-Noires, il aurait fallu au moins une évaluation d'impact stratégique telle que la SEIA. Les impacts de ce projet sur ces ESA devraient être évalués de la manière la plus adéquate possible, pendant la saison sèche et après la saison des pluies. Avec les changements climatiques, l'observation de ces zones sensibles pendant une saison uniquement ne suffirait pas. De plus, que se passerait-il si ce projet de Rs 41 milliards, qui dépend des fonds disponibles pour mener à bien les différentes phases prévues, ne marche pas ?

«Imaginez un instant que le projet débute mais ne va pas de l'avant. Les écosystèmes aquatiques, les caves ou tunnels de lave de cette région seraient affectés et il ne serait pas possible de revenir en arrière», met-elle en garde. Selon elle, pour éviter ce type de situation incertaine, il faudrait revoir les lois sur la protection de l'environnement, établir un plan d'aménagement de territoire pour Maurice et limiter la mise en place des smart cities. L'EPA devrait être amendée pour qu'une SEIA soit nécessaire pour des projets de développement importants.

Puis, le Wetlands Bill devient urgent pour protéger les zones humides, même celles qui ne sont pas d'importance internationale, et aussi les caves et tunnels de lave. Pour rappel, dans le sillage du rapport Wold, une ébauche de cette loi avait été soumise et plus d'une décennie après, elle n'a pas été finalisée. Un autre projet de loi sur les zones humides serait en préparation depuis 2021. Elle explique aussi qu'un plan d'aménagement du territoire est indispensable pour un petit État insulaire comme Maurice. «Surtout avec les importantes répercussions du conflit armé de l'Ukraine et de la Russie sur les marchés de l'énergie et des denrées alimentaires.

Maurice doit bien planifier l'utilisation de ses terres tout en développant l'auto-suffisance alimentaire afin de renforcer la sécurité alimentaire au lieu de convertir ses terres arables en centres urbains. Le territoire terrestre de Maurice est limité et il faut planifier l'utilisation de ce territoire dans l'intérêt du pays mais surtout dans le respect de l'environnement pour la génération présente et les générations futures», conclut-elle.

L'utilité des conventions

Maurice a ratifié plusieurs conventions sur la protection de la biodiversité et des zones humides. «Mais leurs dispositions doivent être incorporées dans le droit interne pour pouvoir s'appliquer au niveau local», dit Dr Lim Tung. Certes, le pays a un devoir de faire de son mieux pour les incorporer et les respecter. Maurice a ratifié la convention de Ramsar sur les zones humides d'importance internationale concernant la conservation et l'utilisation rationnelle de ces zones et de leurs ressources. Maurice a trois zones humides d'importance internationale portant sur 401 hectares et un comité national (National Ramsar Committee) a été établi pour gérer les zones humides.

Les pays signataires sont tenus de soumettre un rapport national concernant la mise en œuvre de la convention de Ramsar afin de montrer les avancées réalisées dans l'application des clauses de cette convention à l'échelle locale. Entre autres, les signataires doivent indiquer quels amendements législatifs ont été effectués pour mieux protéger les zones humides ou encore, le besoin d'appliquer des évaluations d'impact stratégiques pour les politiques, programmes ou plans qui peuvent affecter les zones humides. Or, le Wetlands Bill se fait attendre, même si une ébauche est prête depuis 2009. De plus, la SEIA a été éliminée de l'EPA.

Selon cette convention, les sites Ramsar qui pourraient courir un risque à la suite des évolutions technologiques, à cause de la pollution ou d'une autre intervention humaine peuvent être inscrits au «Registre des Sites Ramsar dont les caractéristiques écologiques ont connu, connaissent ou sont susceptibles de connaître des modifications». Le Secrétariat de la Convention de Ramsar peut organiser une «Mission consultative Ramsar» pour analyser la situation, dans un site ou dans plusieurs sites, et fournir des avis sur les mesures à prendre pour remédier à la situation. Il y a également le Forum of the Convention on Wetlands, qui est ouvert à ceux qui ont souscrit un abonnement pour demander des informations ou des avis auprès du Secrétariat de la Convention de Ramsar sur les zones humides.

Rôle des zones humides

Dr Lim Tung rappelle qu'en 2009, le gouvernement avait commandité une étude sur l'identification et l'état des zones écologiquement sensibles au niveau local. Le Professeur Chris Wold avait été chargé de rédiger le rapport quant à l'analyse des lois et des institutions relatives à la protection des zones écologiquement sensibles. Une de ses recommandations concernait la classification de ces zones en trois catégories. La première catégorie concernait des zones terrestres ou maritimes, qui ont des espèces rares ou menacées, ou qui comportent des écosystèmes uniques, des zones sensibles ou des formations géologiques. Les projets de développement doivent y être interdits pour protéger ces zones. La deuxième catégorie concernait des zones importantes mais ne comportant pas d'espèces biologiques rares.

Dans ces zones, des activités peu intensives peuvent être autorisées à condition de prendre des mesures pour restaurer les dommages causés. Quant à la troisième catégorie, il s'agit des zones terrestres ou maritimes moins importantes mais qui procurent des services écosystémiques. De plus, l'étude faisait aussi un état des lieux des zones humides ou marécageuses. Le constat était accablant. En 2009, 60 % de ces zones humides ont été fragmentées dues aux projets de développement. 105 environmentally sensitive areas (ESA) ont été affectés à 90 % et il n'y a que 11 ESA affectés à 10 %. Quatorze ans après, il n'y a eu aucun autre état des lieux.

Selon le premier rapport de l'EIA du promoteur, le site du projet de Roches-Noires inclut deux ESA. L'un d'eux figure dans la troisième catégorie de zones écologiquement sensibles alors que l'autre figure dans la première catégorie. Raison pour laquelle la chercheuse explique être mal à l'aise avec cette smart city. «Ce n'est pas simple. La zone est sensible, et les promoteurs le savent car le rapport du premier EIA indiquait que même pour enlever la végétation, il faudrait de la maind'oeuvre spécialisée.

Qui fera les travaux si le projet va de l'avant ? Dans quelles conditions ? Qui va être le chien de garde ? Puis, même si eux, ils savent que la zone est sensible, est-ce que l'équipe qui fera le travail sur le terrain prendra les précautions nécessaires ?», demande-t-elle. Les constructions ou développement sur des terrains marécageux sont complexes et nécessitent une main-d'oeuvre spécialisée. Elle rajoute qu'il y a certes une zone tampon (buffer zone) de 30 à 110 mètres, selon le promoteur, mais il y aura destravaux d'assèchement et d'autres travaux sur le site de construction qui peuvent avoir des effets directs ou indirects sur les ESA.

Interconnectées avec les eaux souterraines

Elle rappelle que les zones humides ou marécageuses, comme écosystèmes aquatiques, sont très importantes. Les zones humides assurent un rôle important dans la régulation du cycle d'eau et sont généralement interconnectées avec les eaux souterraines dont les nappes phréatiques. Ainsi l'eau qu'elles stockent permettra d'alimenter ces nappes pendant une grande partie de l'année. «Pendant la dernière période de sècheresse, les nappes phréatiques ont été salutaires pour le pays. Si les zones humides ou zones marécageuses sont affectées, cela influera sur les nappes phréatiques et affectera l'approvisionnement d'eau pendant les prochaines périodes de sécheresse.»

De plus, quand il y a des travaux d'assèchement dans des zones humides, il y a souvent, d'autres zones inondées non loin de la zone asséchée pendant la période pluvieuse. Elle rappelle également qu'il n'y a pas eu d'étude ou d'évaluation d'impact sur les effets cumulatifs des différentes phases de ce projet de développement sur les ESA, l'environnement et les habitants de la région concernée. Elle réitère qu'il faudrait une SEIA pour un tel projet et pour la mise en place des smart cities.

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