Cameroun: Le pluralisme médiatique existe mais la liberté d'expression est un défi

Les journalistes de Bamenda demandent plus de protection et de justice pour leur collègue assassiné.
analyse

Le paysage médiatique camerounais a la particularité d'être pluriel. Ainsi, selon les statistiques officielles, le pays compte près de 700 journaux (paraissant pour certains de manière plus ou moins régulière), environ 100 chaînes de télévision, plus de 150 stations de radio dont une cinquantaine à caractère communautaire et 39 médias en ligne. Malgré cette diversité, les journalistes font régulièrement l'objet d'attaques de toutes sortes.

L'un des exemples les plus récents et emblématiques est celui du journaliste Martinez Zogo, directeur d'Amplitude FM, une radio urbaine de la capitale du Cameroun. Son corps sans vie a été retrouvé le 22 janvier 2023, dans une banlieue de Yaoundé, alors qu'il avait été porté disparu cinq jours auparavant. Selon de nombreuses sources journalistiques, sa dépouille présentait des traces de mutilation, conséquence des sévices qu'il aurait subis.

Avant lui, en 2019, Samuel Wazizi, journaliste anglophone à Chillen Music Television, décédait dans des circonstances qui restent à élucider. Au-delà de ces cas dramatiques, au quotidien, des journalistes font l'objet de nombreuses atteintes à la liberté d'expression : intimidations, censures de toutes sortes, sanctions de la part du Conseil national de la communication, l'organe de régulation.

À cela s'ajoutent des menaces d'arrestation, des enlèvements, des interdictions d'exercice, des peines privatives de liberté, etc. Dans ce contexte tendu, la question du rapport entre pluralisme et liberté d'expression, malgré l'apparente "libéralisation", se pose avec acuité. Les atteintes répétées au droit à l'information et à la liberté de la presse sont susceptibles d'avoir des incidences sur la pratique du métier de journaliste, ainsi qu'à la qualité et à la diversité informationnelle.

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Je suis enseignant-chercheur en Communication à l'Université française de La Réunion et spécialiste des médias dans les pays d'Afrique subsaharienne notamment le Cameroun. Dans cet article, j'explique comment la liberté de la presse est contrôlée malgré la diversité des organes médiatiques. Il est aussi question de mettre en évidence la manière dont les journalistes essaient de s'adapter face à la répression du pouvoir étatique, en développant des stratégies de résilience.

Le paradoxe du paysage médiatique

Depuis la décennie 1990 au Cameroun, le secteur médiatique connaît un dynamisme sans précédent avec des entreprises médiatiques toutes tendances confondues qui ne cessent d'être créées au quotidien.

Cependant, les médias audiovisuels, pour la plupart, fonctionnent sous le principe de la tolérance administrative. Cette dernière consiste, pour le pouvoir en place, à laisser fonctionner les médias audiovisuels dans l'illégalité et en marge de la législation en la matière. Souvent présentée comme une bienveillance du pouvoir, la tolérance administrative peut rapidement être évacuée surtout lorsqu'un média se montre trop critique à l'égard du système politique. Il s'en sert pour des enjeux de paix, de stabilité sociale et de contrôle des organes médiatiques. De façon régulière, le pouvoir interfère dans les lignes éditoriales des médias, procède à la vérification de la qualité et la quantité d'information qui circulent dans le pays.

Malgré le foisonnement des médias, l'exercice de la liberté d'expression, dans certains cas et circonstances socio-politiques, peut présenter un risque. Ainsi, le pays ne bénéficie pas d'un rang honorable en matière de liberté de la presse. En 2023, dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, le Cameroun occupe la 138e place sur 180 pays.

Le défi de l'expression plurielle

Qu'il soit quantitatif ou qualitatif, le pluralisme a pour corollaire le principe de la liberté d'expression. Il implique l'indépendance des médias à l'égard de tout contrôle étatique, des acteurs politiques, voire économiques.

Au Cameroun, le pluralisme quantitatif constitue une réalité indéniable, au regard des médias qui existent à foison. Paradoxalement, l'expression plurielle et pluraliste demeure un défi quotidien. En 2019, en plein paroxysme de la "crise anglophone", l'ancien ministre de la Communication Issa Tchiroma avait donné une injonction aux médias de ne pas ouvrir leurs colonnes aux séparatistes, fermant ainsi la porte aux discours contraires à celui officiel de l'État, en rapport avec le caractère "un et indivisible du Cameroun".

Issa Tchiroma avait alors précisé à l'endroit d'une journaliste de Canal 2 international :

Je vais vous dire ce que vous devez faire, ce n'est pas une menace, vous devez comprendre que, à donner la parole aux sécessionnistes, je fermerai votre télévision.

Ce type d'ultimatum montre bien les limites de la liberté d'expression des médias au Cameroun. Enquêter librement constitue donc une difficulté pour les journalistes obligés parfois à s'en tenir à la version officielle. Face à de telles menaces, la catégorie des médias apportant un son de cloche dissonant reste marginale.

Liberté d'expression en sursis

Dans l'exercice de leur liberté au Cameroun, les journalistes s'en tiennent parfois à ce qui leur est permis de dire, de ne pas dire, de publier, de ne pas publier, et ce, en fonction de leur proximité à l'égard des acteurs politiques et économiques et au mépris du droit du public à l'information.

Depuis la disparition tragique de Martinez Zogo, l'anxiété se répand davantage dans le milieu médiatique camerounais. Cet environnement d'angoisse rend davantage difficile l'exercice du métier. Face aux évènements déstabilisants pouvant attenter à leur vie, les journalistes développent des capacités de résilience. Celles-ci sont perceptibles à travers les éléments de langage qu'ils mobilisent.

Ainsi, ils ont recours aux discours de la dissimulation pour contourner la censure dans les médias. Seuls quelques indices permettant au public d'identifier par lui-même la personne incriminée par les médias sont donnés. Comme modalité d'autocensure, certains journalistes procèdent par des allusions à peine voilées et des messages destinés à être déchiffrés par le public.

Dans la manière de traiter l'actualité, le travail des journalistes reste influencé par les pressions politiques et celles des acteurs économiques. Ainsi, en 1998, Pius Njawé, le directeur de publication du quotidien Le Messager, avait séjourné en prison pour avoir formulé ce titre interrogatif à la Une de son journal : "Le président Biya est-il malade ?", faisant état d'un malaise cardiaque qu'aurait eu le chef de l'État lors de la finale de la coupe du Cameroun de football.

Dans son édition suivante, le journal avait publié le démenti de la présidence de la République du Cameroun. La stratégie de contournement avait consisté ici à présenter l'information sous la forme interrogative plutôt qu'affirmative. Le principe interrogatif a la particularité d'exprimer un doute, une prudence. C'est un moyen pour les journalistes de se prémunir des représailles des acteurs du pouvoir étatique.

De telles précautions de contournement de l'identité réelle sont aussi prises par des journalistes notamment dans la signature de leurs articles. Dans la presse écrire, par exemple, certains journalistes ont parfois eu recours aux pseudonymes comme moyens de dissimulation de leur vraie identité surtout lorsque ceux-ci se livrent à la critique des acteurs du pouvoir.

Usage de pseudonymes

Les pseudonymes ont ceci de particulier qu'ils permettent aussi de se cacher derrière un nom d'emprunt et revêtent un caractère impersonnel. Alexie Tcheuyap, qui s'est intéressé à l'usage des pseudonymes dans la presse écrite camerounaise, fait remarquer que les appellations telles que Daniel Rim, Franck Essomba, Ben Ndiaye (Le Messager), Roxane Bateki, Jean Bibi (Le Jour), Ossoubita Ebolo D'asso'Otol (Le Patriote), etc. sont entre autres noms d'emprunts souvent utilisés par les journalistes.

Par ailleurs, au Cameroun, les modes d'écriture journalistique sont marqués par la prédominance du conditionnel, temps par excellence de l'incertitude. En effet, lorsqu'il s'agit de sujets sensibles (longévité, état de santé du président, ou encore la vacance du pouvoir), les journalistes adoptent la prudence, qui se traduit par une présentation de l'information de manière déguisée, le souvent en recourant à l'humour.

C'est le cas du journal satirique Le Popoli qui développe une critique du système sous le prisme de la caricature. Ce qui ne permet pas toujours au public de distinguer le "vrai du faux" à travers l'information relayée.

La fonction de médiation des médias est mise à rude épreuve par l'intériorisation de la répression étatique et cette dernière conduit par conséquent à des formes d'autocensure de la part des journalistes. Cette situation perdure, d'autant plus que la profession est mal structurée avec des syndicats de journalistes parfois inféodés au pouvoir en place.

Maître de Conférences en Sciences de l'information et de la communication, Université de la Réunion

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