Afrique: L'Érythrée a trente ans - Comment rien n'y a changé ou presque

L'Érythrée célèbre ce mercredi 24 mai 2023 ses trente ans. Son indépendance officielle avait été proclamée en 1993, après la victoire de la rébellion de l'EPLF et un référendum organisé au terme de deux ans de transition. Pays frère et rival de l'Éthiopie, son ancienne puissance occupante, l'Érythrée est un État opaque depuis sa naissance.

À bien des égards, l'Érythrée d'aujourd'hui est le même pays qu'en 1993. Détruite par trente ans d'oppression politique et de guerre d'indépendance hier et par trente ans d'isolement dictatorial et deux guerres aujourd'hui, elle reste l'un des pays les plus pauvres du monde, avec un PIB par habitant qui se compte en centaines de dollars. Le critère onusien de l'Indice de développement humain la situe à la 176e place dans le monde sur 191 pays recensés, entre l'Éthiopie et la Guinée-Bissau. Une situation qui n'a pas changé en trente ans, puisque lors de son entrée dans le classement, en 1994, elle occupait cette même position.

L'armée contrôle tous les aspects de la vie politique, sociale et économique

La société y est toujours aussi militarisée qu'au sortir de trente ans de guérilla. À l'époque, c'était parce que l'enthousiasme pour la guerre d'indépendance avait gonflé les rangs de la rébellion victorieuse du Front populaire de libération de l'Érythrée, l'EPLF. Dans la presse mondiale, on s'enthousiasmait alors sur la « nation en armes » qui s'était libérée seule de l'emprise de l'une des plus puissantes armées d'Afrique, celle du dictateur Mengistu. Aujourd'hui, c'est parce que l'armée érythréenne contrôle tous les aspects de la vie politique, sociale et économique du pays, avec un service militaire obligatoire à durée indéfinie pour toute la population, des aventures militaires répétées et une mainmise des généraux et de leur parti unique sur les affaires.

Ce sont toujours les mêmes hommes qui la dirigent. À commencer par l'ombrageux président Issayas Afewerki, 77 ans, engagé dans la rébellion dans les années 1960, qui commandait le maquis le mieux structuré depuis les années 1980 et qui préside désormais le pays sans interruption depuis trente ans, entouré des mêmes hommes, à l'exception de ceux qu'il a fait emprisonner.

Bitweded était un vétéran de la lutte pour l'indépendance de l'Érythrée. Il a rejoint très jeune la rébellion de l'EPLF, pour laquelle il a combattu pendant plus de 17 ans. Il a survécu à la guerre. Et quand l'Érythrée a été libérée en mai 1991, il a libéré la ville portuaire d'Assab. Il était très aimé des soldats servant sous ses ordres. Mais, malheureusement, cinq mois après la libération, en octobre 1991, il a été arrêté et emprisonné, sans aucune procédure judiciaire à ce jour. Cela fera 32 ans en octobre prochain. C'est le plus ancien prisonnier politique en Afrique. Il est détenu à l'isolement à Karsheli, l'une des prisons de la capitale, Asmara, totalement coupé des autres prisonniers. Il est vivant, d'après ce que l'on sait. Personne ne l'a revu récemment. Mais il est là, dans cette prison, toujours vivant.

Elsa Chyrum, directrice de l'association érythréenne Human Rights Concern, sur le plus ancien prisonnier politique d'Afrique, Bitweded Abrha

Car l'ancien chef rebelle charismatique, admiré jusque dans les chancelleries occidentales pour son flair stratégique et la résilience de ses maquisards, n'a jamais renoncé aux méthodes apprises en Chine, à l'époque de la Révolution culturelle, où ses chefs l'avaient envoyé se former au métier de commissaire politique. En septembre 2001, contesté, mal remis de la guerre désastreuse livrée contre l'Éthiopie entre 1998 et 2000, et profitant de la diversion des attentats de New York et Washington, il a fait disparaître ses principaux rivaux au sein du gouvernement et de l'état-major, dont une bonne partie de vieux amis de la lutte armée.

« Ce qui a surtout changé pour les Érythréens en trente ans, c'est que l'espoir a disparu »

Mais l'Érythrée a aussi changé, en trente ans. Depuis dix ans, grâce à l'expertise de miniers canadiens et chinois, l'or, l'argent et le cuivre forment l'écrasante majorité de ses exportations, ce qui représente une manne pour l'État et son perpétuel effort de guerre. Le gouvernement peut désormais plus facilement se vanter de viser « l'autosuffisance » et de pouvoir se passer de l'aide internationale, bien que celle-ci ait presque triplé en vingt ans, passant de 217 millions de dollars en 2002 à 680 millions de dollars en 2020, selon la Banque mondiale.

Cela dit, une politique de santé publique volontaire a permis de faire chuter spectaculairement la mortalité infantile de plus de 12% à moins de 4%. Et l'espérance de vie s'est accrue de 50 à 67 ans. Mais on estime que près d'un cinquième de la population vit en diaspora, soit dans les pays voisins, soit en Occident, comme avant l'indépendance. À l'époque, c'était pour fuir les violences de l'occupation éthiopienne et l'étouffement économique de ce qui n'était que la « province du Nord » de l'empire éthiopien. Aujourd'hui, c'est pour fuir le régime totalitaire qui gouverne, l'enfermement, l'arbitraire et les brutalités de la conscription.

« Ce qui a surtout changé pour les Érythréens en trente ans, soupire un ancien de l'EPLF désormais en exil, c'est que l'espoir a disparu ».

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