« L'Afrique doit s'unir » : c'était la vision de Kwame Nkrumah, le père fondateur du Ghana. Ce panafricaniste convaincu espérait un devenir commun à l'Afrique, libérée de toute forme de colonisation.
Il voulait fédérer les nations du continent sous l'appellation les États-Unis d'Afrique. C'est finalement le nom d'Organisation de l'unité africaine (l'OUA) qui a été choisi le 22 mai 1963, le régionalisme s'affirmant alors sur le continentalisme. Soixante ans après la création de l'OUA, que reste-t-il de la vision de Kwame Nkrumah? Entretien avec sa fille, Samia Nkrumah.
Soixante ans après, y a-t-il toujours des raisons de fêter la création de l'Organisation de l'Unité Africaine ?
Nous devons nous réjouir. Je suis une optimiste. Je pense aussi qu'il y a suffisamment de matière en faveur de cette unité africaine. Si nous regardons la proposition du Ghana en 1963, lorsque Kwame Nkrumah s'est adressé aux dirigeants africains et les a exhortés à s'unir, non seulement sur le plan économique, mais aussi sur le plan politique, il a parlé de la nécessité pour nous d'aboutir à une union continentale, de ne pas se contenter de ratifier des accords commerciaux, mais d'avoir une vision commune, une base politique commune pour faire avancer cette unité. Si cela nous a pris tant de temps, c'est parce que nous ne nous sommes pas concentrés sur cette vision politique commune.
Pourquoi Kwame Nkrumah n-a-t-il pas réussi à imposer sa vision ?
Il faut comprendre que la décolonisation est un processus. La libération et l'unification totales de l'Afrique, et c'est ainsi que notre père a défini le panafricanisme, cette libération et cette unification totales prennent du temps. Ainsi, le fait que nous ayons obtenu l'indépendance politique n'était que la première étape vers une émancipation totale : l'émancipation face à la mentalité coloniale, la décolonisation dans notre système d'éducation, etc.
Ainsi, lorsque Kwame Nkrumah a donné sa vision, nous étions encore au début de notre processus de décolonisation. Il est donc compréhensible que d'autres leaders n'aient pas compris ou adopté sa vision dans l'immédiat.
Nous parlons également d'une période où la guerre froide était à son apogée. Elle battait son plein. Elle entraînait les petites économies et les petits pays dans cette guerre. Ainsi, certains dirigeants nationalistes, progressistes, désireux de nouer des échanges commerciaux non seulement avec l'Ouest, mais aussi avec l'Est, ont été accusés d'être des communistes. Ils ont été combattus, certains ont été tués, et de nombreux dirigeants ont fini par changer d'avis.
Il me vient à l'esprit le président Julius Nyerere de Tanzanie. Lorsqu'il est venu à Accra à l'occasion du 40e anniversaire de l'indépendance du Ghana en 1997, il a déclaré que Kwame Nkrumah avait raison, oui il avait eu raison de nous donner la vision d'une unité totale, au-delà de la division en blocs régionaux.
« Il a lié la lutte pour l'indépendance à la restauration de la dignité de l'homme Africain »
D'où venait cette passion chez lui pour l'unité africaine?
Par son éducation, bien sûr. Elle a commencé d'abord au Ghana, où Kwame Nkrumah a été influencé par la pensée nationaliste du professeur James Aggrey au collège d'Achimota. Puis il a passé 12 ans à l'étranger : 10 ans aux États-Unis, deux ans en Grande-Bretagne. Ces années ont été très importantes pour consolider sa vision panafricaine.
Aux États-Unis, il a travaillé avec la diaspora africaine, il a alors été influencé par Marcus Garvey et sa campagne Back to Africa. Il a travaillé également avec le sociologue William Du Bois qui est décédé au Ghana. Kwame Nkrumah lui a donné une maison et aujourd'hui nous avons le Centre Du Bois.
Je raconte tout cela pour dire que Kwame Nkrumah avait tissé des liens avec des Africains de la diaspora qui luttaient pour les droits humains, qui luttaient contre le racisme. Il a travaillé en étroite collaboration avec eux. Et il a lié la lutte pour l'indépendance à la restauration de la dignité de l'homme Africain partout dans le monde. Et c'est vraiment ça le coeur de la pensée panafricaniste.
Pour notre deuxième phase d'indépendance, qui se fonde sur notre émancipation économique, sur la construction de nos industries et de notre autonomie, nous avons encore besoin de la collaboration totale des Africains, de toute la diaspora africaine partout dans le monde.
Vous parlez de l'émancipation économique, est-ce que des organisations comme la Zlecaf, Accord de libre-échange continental africain, ne nous rapprochent pas davantage vers la vision de Nkrumah?
Si nous sommes optimistes, c'est parce que l'Accord de libre-échange continental africain, la Zlecaf, c'est exactement ce dont parlait Kwame Nkrumah en 1963. Vous savez, il parlait de trois composantes de l'unité : le développement économique, la planification de nos économies sur une base continentale, une défense et politique étrangère communes. Donc, si vous prenez le développement économique, la planification continentale, vous verrez que la Zlecaf est davantage qu'une zone de libre-échange. Je sais qu'on ne l'a pas encore atteint, mais l'objectif est un marché continental unique, pas seulement une zone libre. Un marché continental unique vient avec tant d'autres choses : une monnaie, une banque centrale, mais le fait que ce ne sont pas seulement de leaders africains qui prônent la Zlecaf, mais aussi des organisations fortes comme les champions afro, Exim Bank et d'autres, montre que nous nous rallions aux idées promues il y a 60 ans par Nkrumah lui-même.
« Le chemin de la paix est encore longue »
Sur le troisième objectif de Kwame Nkrumah d'une Afrique en paix, comment jugez-vous le travail de l'Union africaine qui a succédé à l'OUA en matière de maintien de la paix ?
Nous avons un long chemin avant d'arriver à la paix. Et bien sûr, il y a de nombreuses raisons à cela, y compris les nombreuses bases étrangères en Afrique, des bases militaires qui n'arrangent pas les choses. Donc le chemin est encore long. À ce stade, nous sommes empêtrés dans les différents protocoles que chaque pays a signé en faveur de la paix. Mais je suis optimiste que le jour viendra où nous pourrons avoir une volonté politique suffisante pour nous rapprocher de l'unité. Et cela se produira à mesure que nous aurons des dirigeants panafricanistes plus engagés.
Votre père vous a-t-il transmis sa passion pour l'unité africaine ?
Sa décision d'épouser une Égyptienne, en l'occurrence notre chère maman, quelqu'un de l'Afrique du Nord, était une décision politique panafricaine. C'était un mariage arrangé. Ils ne se connaissaient pas auparavant. Mais cela a fonctionné, non seulement sur le plan personnel, mais leur mariage a permis de rapprocher l'Afrique du Nord au reste du continent. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, la majeure partie de l'Afrique du Nord était indépendante, alors que le reste de l'Afrique ne l'était pas.
Et ce sont ces dirigeants nord-africains qui ont soutenu la formation de l'OUA. Ce sont ces pays d'Afrique du Nord qui ont apporté leur aide aux mouvements de libération africains. Parfois, j'aime imaginer que ce mariage a réellement rapproché le nord au reste du continent, ou à l'Afrique noire. Comme dans tout ce qu'il a fait, il a fusionné sa vie personnelle et sa vie politique. Kwame Nkrumah vivait sa vision d'une Afrique unie.
Soixante ans après, que reste-t-il de sa vision ?
Les directives sont là, tout le projet est là, il y a plus de 15 livres et de nombreux discours de Kwame Nkrumah qui existent. Nous devons les reprendre. Nous devons les étudier. Nous devons en débattre. Nous n'avons pas besoin d'être d'accord avec tout ce qu'il a dit. Mais nous devons nous familiariser avec ses idées. Parce que je crois que c'est là que réside notre rédemption. Et c'est là où nous puiserons l'inspiration pour faire de l'unité des 1,5 milliard d'Africains du continent et de l'extérieur une force puissante de progrès et de paix dans le monde entier.