Rwanda: Au procès Hategekimana, la mémoire à trous des anciens militaires rwandais

Depuis le 10 mai, d'anciens collègues et supérieurs de l'ancien gendarme rwandais Philippe Hategekimana (ou Philippe Manier) ont témoigné à son procès. Entre accusations, rancoeurs personnelles et souvenirs prudents, ces militaires n'ont pas permis d'éclaircir l'agenda de l'accusé lors du génocide et qui fonde son alibi.

Où était Philippe Hategekimana fin avril 1994, alors que les premiers massacres de Tutsis commençaient dans la région de Nyanza, au sud du Rwanda ? C'est la question qui a hanté ces premiers jours d'audience, alors que collègues et supérieurs de l'ancien gendarme rwandais défilaient à la barre ou en visio-conférence. Accusé de génocide et de crimes contre l'humanité, l'homme de 66 ans, naturalisé français en 2005 sous le nom de Philippe Manier, est jugé depuis le 10 mai devant la cour d'assises de Paris. Il est mis en cause dans différents massacres ayant eu lieu dans la sous-préfecture de Nyanza entre le 23 avril et mai 1994. Ce que l'ancien adjudant-chef de gendarmerie hutu conteste, assurant qu'il n'était pas même présent dans la région pour la plupart des faits dont on l'accuse. Dans ce jeu de dates qui remonte à près de trente ans, c'est la précision de la mémoire de l'accusé et des témoins qui est questionnée. Car s'il est établi qu'à un moment du sanglant printemps 1994, l'accusé a été muté de la compagnie de gendarmerie de Nyanza vers celle de la capitale Kigali, toute la question est de savoir quand.

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Hategekimana n'est lui-même pas clair sur la date de son départ de Nyanza. Au fil de l'instruction, l'ancien gendarme s'est à plusieurs reprises contredit. Déclarant tout d'abord qu'il avait été muté le 23 avril 1994 au camp de Kacyiru, dans la capitale, avec un départ effectif deux jours plus tard, il est ensuite revenu plusieurs fois sur cette affirmation, concluant finalement qu'il était parti « dans la seconde quinzaine d'avril ».

À Kacyiru, il aurait d'abord passé quelques temps aux ordres du major Kanimba, lui-même supervisé par le commandant Nsapfakumunsi, avant d'être détaché à la sécurité du colonel Laurent Rutayisire, directeur de la sûreté extérieure tout juste démis de ses fonctions et menacé. Pendant l'instruction, l'accusé est cependant à nouveau revenu sur ses précédentes déclarations, disant tour à tour avoir passé une semaine au camp de Kacyiru avant son détachement ou, au contraire, avoir été envoyé directement auprès du colonel Rutayisire.

Quoi qu'il en soit, il n'aurait pas participé le 23 avril 1994 à l'arrestation et au meurtre de Narcisse Nyagasaza, bourgmestre de la commune de Ntyazo et d'un groupe de Tutsis, car il était alors au camp de Nyanza, « en train de préparer son départ ». Il n'aurait pas non plus participé le même jour au massacre de la colline de Nyabubare où quelque 300 Tutsis ont été tués. Sur le départ, « dans [sa] tête [il] était déjà à Kacyiru », a-t-il dit lors de l'instruction. Quant au grand massacre de la colline de Nyamure, le 27 avril, il n'aurait pu y être, étant déjà dans la capitale. Pas plus qu'au massacre de l'Isar Songa, l'Institut des sciences agronomes du Rwanda, le 29 avril.

Mémoire des faits et conflits personnels

Pourtant, quand l'ancienne gendarme tutsie Angélique Tesire se présente à la barre le 17 mai, elle reconnaît bien Philippe Hategekimana comme l'homme qui a amené le bourgmestre de Ntyazo au camp de Nyanza, ce 23 avril. « Je peux dire beaucoup de choses le concernant, mais je préfère dire les choses dont j'ai été le témoin oculaire », déclare l'ancienne secrétaire du capitaine Birikunzira, commandant de la compagnie territoriale de Nyanza. « S'agissant des faits commis à l'extérieur du camp, j'en ai seulement entendu parler car je n'étais pas là. Mais ce qui s'est passé à l'intérieur du camp, je l'ai vu. »

Un jour d'avril 1994, la gendarme se rappelle ainsi avoir vu Hategekimana revenir au camp dans une camionnette blanche avec à son bord Narcisse Nyagasaza. « J'étais à l'extérieur, je les ai vus et je n'ai pas supporté » car le bourgmestre, un Tutsi, n'était « pas traité comme quand il avait des responsabilités ». « Dans ma tête, dit-elle, je me suis dit qu'ils allaient le tuer. » Amené au camp pour être présenté au capitaine Birikunzira, le bourgmestre aurait ensuite été emmené par Hategekimana et d'autres gendarmes, vers sa mort. Mais la gendarme ne peut affirmer qui, précisément, l'aurait exécuté.

Plusieurs jours plus tard, lors du massacre de l'Isar Songa, elle affirme avoir vu l'accusé charger un mortier de 60 mm à bord d'un véhicule, disant à d'autres « attendez-moi, je vais arrêter ces bandits ». Un mortier qui, selon l'instruction, aurait bel et bien été utilisé à l'Isar, où des milliers de personnes ont été tuées le 29 avril 1994. Mais Tesire n'était pas là et ne se souvient pas de la date exacte. Elle se rappelle juste que c'était le jour du massacre car « au retour, le soir, les tueurs s'en vantaient ».

Dans le box, Hategekimana secoue la tête en souriant discrètement. Cette femme témoigne contre lui par rancoeur, a-t-il assuré lors de l'instruction. En 1993, il l'aurait envoyée à l'hôpital subir un examen clinique pour définir si elle avait ou non avorté. Un procédé destiné « à m'humilier parce que j'étais tutsie », assure Tesire quand, selon Hategekimana, il s'agissait d'un examen courant.

Propos anti-tutsis

Auditionné le même jour, l'ancien gendarme Didace Kayigemera, un Tutsi, affirme lui aussi avoir vu l'ancien adjudant-chef emmener le bourgmestre de Ntyazo et charger un mortier de 60 mm dans un véhicule le jour du massacre de l'Isar Songa. Il dit également l'avoir entendu parler des Tutsis comme des « cafards ». Tandis qu'une autre témoin, une ancienne infirmière tutsie au camp de gendarmerie, l'aurait entendu évoquer « ces chiens de Tutsis ».

Aucun de ces trois témoins n'a assisté directement aux meurtres qui auraient été commis par leur ancien supérieur. « Quand Philippe Hategekimana sortait du camp, il sortait pour tuer », assure pourtant Kayigemera. Dans le prétoire, l'ancien gendarme reconnaît formellement l'accusé, mais ce dernier dit ne pas se souvenir de lui.

Selon Kayigemera et Tesire, c'est en mai et non en avril que Hategekimana serait parti pour la capitale. Mai, ou avril ? Au fil des audiences, la date d'arrivée de Hategekimana à Kigali ne se précise pas. Auditionné le 22 mai en visio-conférence depuis la capitale rwandaise, le major Callixte Kanimba, en poste au camp de Kacyiru en 1994, confirme y avoir vu l'accusé ce printemps-là. C'est sous ses ordres que Hategekimana a dit un temps avoir été détaché. Mais cela, Kanimba ne le confirme pas. Bavard, le témoin n'est pas avare en estimations.

Il estime l'arrivée d'Hategekimana à Kacyiru au 19 avril, même s'il ne l'a pas vu ce jour-là. Il serait venu en même temps qu'un détachement de gendarmes de la préfecture de Butare, affirme le major. Problème, l'accusé lui-même n'a jamais dit être parti à Kacyiru avec ce détachement ce jour-là. Et l'ancien commandant de Butare Cyriaque Habyarabatuma, auditionné la semaine précédente, a affirmé n'avoir emmené aucun gendarme de Nyanza avec lui.

Entendu en visio-conférence depuis sa prison rwandaise, où il purge une peine de réclusion à perpétuité au Rwanda pour sa participation à un massacre de Tutsis en avril 1994, Habyarabatuma est formel sur ce point. Il l'est moins sur d'autres. Aux enquêteurs français, il avait affirmé avoir entendu Hategekimana tenir des propos anti-tutsis ; face à la cour, il finit par reconnaître qu'il s'agissait de propos rapportés.

« Si j'avais appris qu'il avait été mêlé à des massacres, je ne l'aurais jamais recruté »

Seul ancien haut-gradé de l'armée rwandaise à comparaître directement face à la cour, Jean-Marie-Vianney Nzapfakumunsi ne peut en dire plus sur l'arrivée de Hategekimana à Kacyiru ni sur la fonction qu'il y a exercée. Naturalisé français sous le nom de Munsi, le témoin décrit clairement la hiérarchie à l'oeuvre dans le camp mais nie y avoir jamais vu Hategekimana, alors que celui-ci dit l'y avoir croisé.

Ancien commandant chargé de la sécurité de l'aéroport de Kigali, Nzapfakumunsi vivait dans le camp de Kacyiru, où il exerçait également une fonction d'officier jusqu'en mai 1994. « J'étais responsable des opérations, je ne travaillais qu'avec les commandants d'unité », dit-il le 22 mai. Hategekimana, il l'avait connu dans les années 80. Il connaissait sa femme également. Alors s'il l'avait croisé au camp, il s'en serait probablement souvenu, dit-il.

Quelques heures plus tôt, le président de la cour, Jean-Marc Lavergne, soupirait face à Callixte Kanimba : « Mon problème, c'est que vous dites que M. Hategekimana est venu à Kacyiru avec les gendarmes de Butare. Mais le responsable du groupement de Butare dit que non. Philippe Hategekimana dit qu'à son arrivée il s'est présenté à vous. Mais vous me dites que non, qu'il n'était pas sous vos ordres. M. Munsi dit qu'il n'était pas sous ses ordres non plus. Donc il y a un mystère Hategekimana. Sous les ordres de qui était-il ? » « Je n'ai rien à ajouter mais dans vos audiences, sachez exactement qui l'a muté à Kacyiru », conseille alors ingénument le témoin.

Reste le colonel Laurent Rutayisire, à la protection duquel l'accusé affirme avoir été placé peu de temps après son arrivée à Kacyiru. Âgé de 72 ans, l'ancien officier vit en Belgique et ne s'est pas déplacé à l'audience. Dans une lettre envoyée à la cour, il évoque des soucis de santé et un rendez-vous médical important. Mais surtout, il n'aurait rien à dire de plus que ce qu'il a déjà déclaré lors de l'instruction, insiste-t-il.

La famille Manier l'a contacté par le passé pour qu'il témoigne en faveur de l'accusé, écrit-il, mais, apprenant que les faits visés avaient eu lieu en avril 1994, il leur a expliqué qu'il n'était pas en mesure de le faire. Car selon lui, c'est au mois de mai que Philippe Hategekimana/Manier est entré à son service. Lu à la cour le 16 mai, son témoignage lors de l'instruction évoque le recrutement de l'accusé, qu'il connaît vaguement par sa femme et qu'on lui avait recommandé pour sa protection.

A l'époque, Rutayisire, jugé trop modéré par les extrémistes hutus, se sait menacé. Déposé de ses fonctions en avril 1994, il s'emploie à préparer la fuite de sa famille vers l'étranger et a décidé de recruter une escorte pour sa propre sécurité. « Je ne saurais rien dire de son parcours avant qu'il ne soit affecté à ma protection », déclare Rutayisire à l'instruction à propos de l'accusé. « Nous n'avons pas parlé. Il y avait un fossé entre les personnes de mon grade et celles du sien. [...] Si j'avais appris qu'il avait été mêlé à des massacres, je ne l'aurais jamais recruté. »

Rutayisire confirme néanmoins que Hategekimana aurait, sous ses ordres, participé au transfert d'une famille tutsie amie du colonel vers l'hôtel des mille collines, lieu jugé relativement sûr et gardé par des forces de l'Onu. L'accusé a déclaré avoir été affecté à la sécurité du colonel entre le 8 et le 10 mai. « J'ai dit la mi-mai mais ça pouvait être le 10 », répond Rutayisire. « C'était il y a plus de 25 ans... »

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