Afrique: Cannes 2023 - «Kadib Abyad», la Marocaine Asmae El Moudir veut «parler librement de ce qui s'est passé»

interview

« Kadib Abyad » (« La mère de tous les mensonges ») est un film avec un dispositif cinématographique unique pour aborder les ombres du passé, de la grand-mère « dictatrice », jusqu'aux émeutes du pain à Casablanca, en juin 1981. La réalisatrice marocaine Asmae El Moudir vient de remporter le prix de la Mise en scène dans la prestigieuse section Un certain regard de la sélection officielle du Festival de Cannes.

Comment percer les secrets de famille ? Quand Asmae El Moudir aide ses parents à déménager de leur maison familiale à Casablanca, elle tombe sur une photo qui va enclencher une enquête. La réalisatrice construit ses personnages en figurines et son quartier en miniature pour déconstruire des décennies de mensonges. Ainsi, elle réussit à faire dialoguer les membres de sa famille. Entretien.

RFI : Qu'est-ce que signifie Kadib Abyad, le titre original de votre film La mère de tous les mensonges ?

Asmae El Moudir : Cela signifie « mensonge blanc » et en français « La mère de tous les mensonges ». Depuis mes courts métrages, j'aime bien d'avoir ce décalage entre le titre original et sa traduction, pour ne pas tomber sur la traduction directe. J'aime bien que le nom arabe corresponde à la culture arabe et le nom français correspond à la belle littérature française. En français, il y a l'expression « La mère de tous les mensonges », mais dans le film, il y a aussi la mère et la grand-mère.

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Vous êtes réalisatrice, mais au-delà de votre métier, l'image a toujours joué un très grand rôle dans votre vie. Pourquoi ?

Parce qu'il y avait ce manque d'images. Dans le film, on part avec une photo et on finit avec 500 heures de rushes. C'est comme ma vie. Je fais partie de la génération 1990. À l'enfance, il n'y avait pas Internet. Vers l'an 2000, l'Internet est devenu accessible au Maroc, dans les quartiers populaires. Je fais partie de la génération qui a profité de cette époque d'imagination, parce qu'il n'y avait tellement rien, qu'on était toujours en train d'imaginer les choses. Pour moi, l'Internet a tout détruit, notre belle imagination. Aujourd'hui, on ne peut même pas imaginer quelque chose, parce qu'on dit tout de suite : « Google aide-nous ! ». Le film est fait avec la première partie de moi, pas avec la deuxième partie.

Vous avez mis en place un dispositif technique cinématographique unique. Une grande partie du film est tourné avec des figurines et des maisons en miniature, des répliques exactes des personnages et des maisons de votre quartier dans la réalité. Comment avez-vous eu l'idée de faire un « film-maquette » ?

L'idée est arrivée aussi d'un manque. Il y a pas mal de films qui ont été déjà faits avec des marionnettes. Mon idée n'était pas de faire un film avec des marionnettes. L'idée était de trouver un dispositif qui m'aide à tisser les liens entre le personnel et l'irrationnel, sans sortir de la forme. Prendre le spectateur à la main, de la première image jusqu'à la fin. Cela a pris beaucoup de temps. Je commence par presque rien et ce rien-là, c'est moi qui dois le trouver en tant que réalisatrice. Donc, je prends le temps à créer mes propres archives, pour arriver à la fin dans mon laboratoire où j'ai ramené tous mes personnages. C'est à ce moment-là que je commence à exploiter une nouvelle forme, un format hybride dans la forme, mais aussi une manière. J'étais forcée de chercher un dispositif pareil, parce que mes personnages ne pouvaient pas parler dans des lieux où ils vivent.

Pour eux, « les murs ont des oreilles ». Ils pensent toujours que si on parle de notre passé, c'est quelque chose qui va faire mal à un autre. Alors je leur prouve dans ce film que nous sommes aujourd'hui dans un nouveau Maroc, on peut parler de notre passé, on peut parler librement parler de ce qui s'est passé. C'est notre passé. On ne peut pas raconter nos propres histoires et quelqu'un d'autre soit fâché. Ce n'est pas possible. C'est notre propre passé. Ça, c'est arrivé à nous. Moi, j'aime cette forme éclatée, libre, survolée, avec des matériaux de la fiction... Nous faisons un film, mais il faut raconter une histoire.

À un moment, les « figurines » se souviennent d'une voisine qui a été tuée avec deux balles dans la nuque en juin 1981. Des souvenirs terribles se réveillent. On parle de « massacre », de « boucherie », avec des centaines de morts et des gens torturés. Qu'est-ce qui s'est passé en juin 1981 au Maroc ?

Dans ce film, les faits sont réels. Mais la manière dont je raconte ces faits, c'est différent. Tout ce qu'on raconte dans ce film est réel. Et c'est tellement dur qu'il ne fallait pas le raconter... Il fallait travailler un processus, qui fait partie du film, pour ne pas être aussi choquant que ce qu'on va raconter. Ce qu'on raconte, ce n'est pas quelque chose de nouveau. Tout le monde sait qu'il y avait cet évènement. Comme tous les pays, nous avons un passé et on se réapproprie ce passé...

Qu'est-ce qui s'est passé ?

Il y avait une grève, la grève de la baguette. Le film est personnel et raconte nos histoires. Et nos histoires arrivent à ce moment-là, parce que ces évènements se sont passés dans les quartiers de Casablanca et je fais partie de l'un de ces quartiers où les émeutes avaient eu lieu.

Qui a construit les figurines et les maisons en miniature ?

Mon père est un artiste-bohémien. Il a toujours travaillé avec ses propres mains, il n'est jamais allé à l'école. Peut-être j'ai puisé mon côté artistique chez lui. Quand j'étais petite, il m'a fait de petites maisons où je pouvais être dedans. Finalement, on est revenu à ça. Nous avons eu un petit blocage par rapport à comment raconter l'histoire dans ces décors petits, donc non accessibles. Mais l'idée était de revenir à ce regard naïf de la petite fille de douze ans qui est moi.

Votre grand-mère occupe une place centrale dans le récit. Elle est décrite par tout le monde comme une « dictatrice » qui contrôle tout, fait peur à tout le monde et espionne les voisins. Il y a plusieurs films au Festival de Cannes qui montrent les côtés sombres voire violents, de femmes. Après le mouvement #MeToo où l'on s'est concentré beaucoup sur la violence des hommes, ce mouvement, a-t-il libéré aussi le regard des réalisatrices pour montrer dans les films aujourd'hui aussi les côtés sombres et violents des femmes ?

Oui, c'est vrai. C'est l'heure de dire qu'il y a aussi des femmes dures, et des femmes qui peuvent condamner toute une famille. Mais cela ne fait pas mal. Pour moi, ma grand-mère et moi, c'est une très belle relation. C'est une autre génération et je respecte sa génération. C'est quelqu'un qui ne pouvait pas changer tout d'un coup, parce qu'elle avait vécu dans un Maroc qui n'est pas mon Maroc. Mon Maroc à moi, aujourd'hui, je sens une certaine liberté avec l'expression artistique. Je n'aime pas tout ce qui est direct, cela ne me concerne pas. Pour cela, il y avait cette confrontation avec elle où j'ai dit que je ne suis pas journaliste.

Pour moi, les questions journalistiques sont plus directes. Je n'ai rien contre les journalistes, mais un réalisateur, c'est quelqu'un qui cherche la forme, qui cherche comment raconter l'histoire qui a déjà été racontée. J'avais commencé avec de vrais caractères et j'ai fini par une caractérisation à moi, comme dans une fiction. J'adore exploiter la réalité avec ma part de fiction.

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