Chassez le naturel, il revient au galop ! La célèbre maxime du 17ème siècle n'a jamais autant trouvé tout son sens que dans l'attitude d'un homme politique de chez nous, bien connu pour son refus constant et obstiné de tirer les leçons du passé : Laurent Gbagbo. Tel un ruminant, l'homme politique de 78 ans a la fâcheuse propension à ramener à la surface - à régurgiter donc - ce qu'on croyait longtemps englouti en lui. Pour faire simple, Laurent Gbagbo n'a jamais autant pris plaisir à demeurer le Gbagbo qu'il a toujours été, notamment celui dont la gouvernance truffée d'écarts de conduite l'a mené tout droit dans les geôles internationales de la Cour pénale internationale.
En procédant vendredi 5 mai dernier, à Abidjan, au lancement d'un nouvel organe de son parti, le PPA-CI, dénommé « les Sentinelles anti-fraude électorale », l'homme confirme ce penchant naturel qui a causé tant de mal à la Côte d'Ivoire. Gbagbo voudrait replonger ce pays dans ce qu'il a connu de plus tragique ces dernières décennies qu'il ne s'y prendrait pas autrement.
Car l'organe qu'il met en place (S.A.F.E. en abrégé), à l'occasion de la présentation des candidats du PPA-CI aux élections locales du 02 septembre prochain, est en réalité une bombe à retardement dont les premiers effets dévastateurs, si on n'y prend garde, pourraient être ressentis dès l'ouverture même de la campagne comptant pour ce scrutin.
D'abord, l'objectif même qui a présidé à sa mise en place, qui est de s'insurger contre la fraude électorale, est en lui seul très discutable, puisqu'il remet en cause - même si ses initiateurs s'en défendent - le rôle de la Commission électorale indépendante, une autorité administrative indépendante instituée par la Constitution ivoirienne et chargée entre autres de l'organisation et de la supervision des élections. C'est donc avant tout un pied de nez à la CEI que Gbagbo et ses hommes font, sur fond de défiance ouverte à une institution qu'ils viennent pourtant d'intégrer.
Ensuite, il y a ce mode opératoire dévoilé par Me Habiba Touré, l'ancienne cheffe de cabinet de l'ex-chef de l'Etat qui a été désignée pour diriger l'organe en question : « Ce dispositif, déclare-t-elle, aura pour but de surveiller, détecter et dénoncer les irrégularités constatées dans le processus électoral ». Comment compte-on au PPA-CI « surveiller » et surtout « détecter » les éventuels fraudeurs sans tomber dans de la provocation sur fond de délit de faciès et de patronyme, ces pratiques qui ont longtemps alimenté l'ivoirité, l'une des trouvailles les plus attentatoires à la cohésion nationale et qui a pourri le climat social pendant plus de deux décennies ? Comment « dénoncer » en outre un cas « d'irrégularité » sans ouvrir la porte à la délation, elle-même source de suspicion généralisée entre les Ivoiriens ? Cela d'autant plus que, selon la nouvelle « détectrice en chef » du bon votant en Côte d'Ivoire, ces « sentinelles » du PPA-CI seront déployées dans « nos régions et nos communes » et seront « nos yeux et nos oreilles ». Autant dire que le PPA-CI s'apprête à lancer sur le terrain une sorte de milice privée prête à tout pour offrir la victoire aux anciens refondateurs.
Enfin, comment compte réagir le PPA-CI si ce mécanisme alambiqué, qui va mettre en branle tous les moyens technologiques tels que les smartphones, internet, Facebook, WhatsApp, et qui seront « mis à la disposition de tous », venait à ne pas fonctionner comme Gbagbo et ses hommes l'espèrent ? Seront-ils amenés à déclencher la révolte ? Vont-ils s'en prendre aux institutions de la République ? Eux qui se définissent comme le « porte-voix du peuple », vont-ils appeler ce peuple à refuser le verdict des urnes ?
A la vérité, en créant ce nouvel instrument politique, Laurent Gbagbo vise deux objectifs. Le premier - qui ne l'a jamais quitté depuis sa chute du pouvoir - est de légitimer son refus de la défaite à la présidentielle d'octobre 2010. Il veut parvenir à faire intégrer dans l'opinion, notamment internationale, qu'il n'a perdu cette confrontation électorale que parce qu'il y a eu fraude. « C'est vrai qu'en 2010, dans le nord de la Côte d'Ivoire, ça a été même grossier ce qu'ils (les partisans de M. Ouattara) ont fait. Poursuivre des femmes, sortir les gens d'un bureau de vote », justifie-t-il au cours de la même rencontre, comme si dans de nombreuses régions réputées FPI, il n'y avait pas eu de chasses à l'homme par des militants fanatiques chauffés à blanc pour casser du RHDP. Et de poursuivre : « On est fatigués d'être devant des tricheurs ». Son message ici - qui s'adresse plus à ses partisans - est de dire : « si on perd dans une telle région, a priori favorable au PPA-CI, c'est qu'il y a eu fraude, c'est qu'ils ont triché ». Une véritable préparation des esprits du « peuple PPA-CI » à une contestation postélectorale, mais également à des troubles préélectoraux, dont le but serait de semer la peur au sein des militants adverses.
On peut donc l'interpréter ainsi, Laurent Gbagbo est dans une logique de vengeance voire de représailles. La fameuse théorie du «match retour» pourrait être en train de lui triturer les méninges et lui commander fortement de transmettre cette « pulsion vindicative » à ses ouailles. Au moment où, à moins de cinq mois d'importantes élections qui pourraient déterminer l'avenir du nouveau parti qu'il a créé en essuyant de nombreux revers politico-sociologiques, ses adversaires s'échinent à nouer des alliances stratégiques, à courir chaque parcelle du territoire national, lui ne pense qu'à se venger. Du reste, comment se venge-t-on d'un géant comme le RHDP quand on est réduit au modeste PPA-CI, qui a vu partir au moins la moitié de ses partisans sous les chapelles autrefois soeurs du FPI de Pascal Affi N'Guessan, du MGC de Simone Gbagbo et du COJEP d Blé Goudé ?
Au lieu de consacrer la vingtaine de semaines qui reste avant l'échéance des élections régionales et municipales prochaines à l'occupation résolue du terrain à la conquête de l'électorat, ces petits stratagèmes pour en saper l'organisation pratique en provoquant des troubles inutiles peuvent s'avérer être un très mauvais calcul. La tentation du désordre, de la chienlit, si tant est qu'elle aboutissait au résultat escompté, pourrait avoir un effet de boomerang insoupçonné. Exactement comme en 2010 où Laurent Gbagbo a cru, envers et contre tous, qu'il pouvait s'imposer aux Ivoiriens par la force et la confusion voire la guerre. Adrien de Monluc, un prince français du XVème siècle disait : "On ne répète pas deux fois la messe pour les sourds."