Sur quels sombres critères se sont-ils basés pour taxer le Maroc de pays esclavagiste ?
« 85.000 est le nombre des Marocains sujets à diverses formes d'esclavage moderne, soit une moyenne de 2,3 pour 1.000 habitants », c'est ce qui ressort de l'édition 2023 du Global Slavery Index (Indice global sur l'esclavage) de l'ONG internationale Walk Free, publié mercredi dernier.
Selon cet indice, le Maroc se positionne à la 26ème place sur les 160 pays inclus dans ce document et il est considéré comme l'un des pays où l'esclavage moderne demeure le moins répandu au niveau africain. Il est classé derrière l'Ile Maurice, le Lesotho, le Botswana et l'Algérie, tandis que l'Erythrée est le pays africain où l'esclavage sévit le plus. Il est suivi de la Mauritanie, du Sud-Soudan, de la République démocratique du Congo (RDC) et du Nigeria.
Faut-il prendre ces chiffres pour argent comptant ? Difficile d'y répondre, mais ces données chiffrées sont à prendre avec des pincettes. En effet, la question de l'esclavage moderne suscite des interrogations au niveau de sa définition comme au niveau méthodologique. «Les 85.000 cas détectés au Maroc sont valides selon les normes et la méthodologie de l'ONG Walk Free conçues avec l'aide de l'OIT.
En effet, ces deux organes définissent l'esclavage moderne comme l'exploitation de la fragilité et la vulnérabilité des individus dans du travail forcé, du travail pour remboursement de dettes, dans la prostitution et l'esclavage traditionnel. A noter, cependant, que l'esclavage moderne n'est pénalisé dans aucun corpus juridique », nous a indiqué Said Machak, enseignant-chercheur à l'Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès. Et de poursuivre : « Le débat sur les chiffres de cette ONG ne date pas d'hier.
En 2013, l'Algérie a fortement critiqué les statistiques soulignant que ce pays enregistre plus de 70.000 cas ainsi que sa position à la 90ème place. En effet, l'ONG se base dans ses calculs sur des échelonnages aléatoires avant de généraliser les résultats. Il s'agit donc de chiffres approximatifs qu'il faut prendre avec une certaine réserve. D'autant qu'il n'y a pas d'études scientifiques de terrain effectuées selon les règles de l'art concernant ce phénomène ». Des observations que partagent plusieurs chercheurs qui affichent eux aussi certaines critiques.
Définition générique et politisée
D'abord, au niveau de la définition. En fait, l'esclavage moderne n'est pas défini sur le plan législatif. On parle d'esclavage moderne, d'esclavage métaphorique, de travail esclave, de travail forcé, de traite humaine, de servitude domestique. Et il est souvent utilisé comme terme générique synthétisant des aspects juridiques qui se recoupent recouvrant un ensemble de notions juridiques spécifiques, telles que le travail forcé, la servitude pour dettes, le mariage forcé, d'autres pratiques d'esclavage assimilables à de l'esclavage, et la traite des êtres humains.
Pour plusieurs spécialistes, il s'agit d'une notion qui renvoie essentiellement à des situations d'exploitation qu'une personne ne peut refuser ou quitter en raison de menaces, de violences, de coercition, de tromperie, et/ou d'abus de pouvoir. Autrement dit, il s'agit d'un concept-valise qui recouvre plusieurs situations et réalités qui divergent selon les pays et les régions.
Et même si les estimations mondiales de l'esclavage moderne se penchent sur deux notions générales, à savoir le travail forcé et le mariage forcé, la question de la définition reste de mise. Tel est le cas du travail forcé qui demeure un terme générique et vague puisqu'il est défini comme tout travail obligé imposé par des individus privés, des groupes ou sociétés, dans tous les secteurs de l'économie sans préciser, pour autant, la notion de la contrainte et sa nature.
Pour les initiateurs de l'indice global sur l'esclavage, les estimations mondiales concernant ce phénomène sont produites par l'Organisation internationale du travail (OIT), Walk Free et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Il s'agit d'estimations qui s'appuient sur des milliers d'entretiens avec des « survivants » recueillis par le biais d'enquêtes auprès des ménages représentatifs au niveau national dans 75 pays.
Alexis Martig et Francine Saillant notent dans leur article : «L'esclavage moderne : une question anthropologique?» l'utilisation politisée de cette notion dans le cadre de discours politiques de gouvernements, d'ONG ou d'institutions internationales sans rendre compte de la pluralité d'un objet et la grande diversité des situations. Selon eux, « l'esclavage moderne doit être pensé avant tout à travers une analyse du contexte contemporain dans lequel il s'inscrit, et non dans une recherche d'une survivance ou d'une résurgence d'un esclavage passé ».
Ils soutiennent également que l'examen du contexte permettra « de saisir la pluralité des situations considérées dans leurs spécificités ». En effet, « certaines situations présentent des conditions identiques à des régimes d'esclavage anciens, d'autres constituent plutôt des déclinaisons différentes de formes actuelles de servitude et, enfin, d'autres encore peuvent combiner des caractéristiques de régimes d'esclavage anciens avec des formes d'exploitation actuelles », soulignent-ils.
Réserves méthodologiques
Le phénomène de l'esclavage moderne interpelle également au niveau méthodologique vu ses limites. En effet, les estimations de prévalence, comme toute autre estimation, sont des généralisations éclairées des caractéristiques de la population, rendues possibles par un ensemble d'hypothèses empiriques et théoriques, précise un document du Fonds mondial pour mettre fin à l'esclavage moderne (Global Fund to End Modern Slavery - GFEMS) intitulé : « Estimation de la prévalence, résumé des méthodes ».
Selon ce document, « l'estimation de la prévalence de l'esclavage moderne peut nécessiter davantage de ressources et d'expertise. Cela s'explique par le fait que les populations qui intéressent les chercheurs sur l'esclavage moderne, telles que les enfants victimes de la traite à des fins d'exploitation sexuelle, les victimes de la servitude pour dettes et les personnes menant des activités à forte intensité de main-d'oeuvre (en usine ou à domicile), sont souvent très difficiles à atteindre. Les victimes peuvent être "cachées" au sein des communautés pour diverses raisons, notamment du fait des incitations des employeurs à maintenir les travailleurs/travailleuses isolé-e-s ».
Les rédacteurs de ce document précisent que la prévalence reste comme étant la proportion d'une population présentant une caractéristique spécifique sur une période donnée. Et d'ajouter que « la prévalence peut être représentée sous forme d'un nombre (nombre d'individus en situation d'un type particulier d'esclavage moderne) ou d'un taux (% d'individus dans une zone géographique ou un secteur d'activité donné qui ont vécu l'esclavage moderne au cours de la période étudiée). Le choix de la présentation, qu'il s'agisse d'un taux ou d'un comptage, peut dépendre de la fréquence de la caractéristique étudiée dans la population. Certain-e-s chercheurs /chercheuses peuvent choisir de communiquer les deux chiffres ».
La question des chiffres suscite également des réserves par rapport aux chiffres officiels marocains. A titre d'exemple, le nombre des affaires relatives à la traite d'êtres humains enregistrées en 2021 ne dépasse pas les 85 dossiers contre 79 en 2020. En détail, le Parquet général a reçu 49 plaintes en 2021 concernant des personnes adultes et des mineurs. Ces plaintes ont été déposées par les personnes concernées, leurs proches ou via la société civile. Toutefois, seules 30 plaintes ont fait l'objet de poursuites, 7 ont été classées et 12 ont été renvoyées aux juridictions spécialisées.
A noter que 64 affaires ont eu lieu sur le territoire national et 21 ont été menées d'une façon transfrontalière. Concernant les personnes poursuivies, elles ont été au nombre de 127 (76% d'hommes et 24% de femmes) dont 117 sont marocaines et 10 étrangères.
Concernant les victimes, il y a eu le recensement de 165 victimes (100 adultes et 65 mineurs), sachant que les femmes restent les plus confrontées à ce genre de criminalité. On compte 100 femmes victimes contre 65 hommes. Une grande partie de ces femmes sont de nationalité marocaine tandis que deux seulement sont étrangères.
A rappeler que les femmes mineures représentent un taux important du nombre des victimes dépassant celui des adultes (femmes et hommes). Le rapport indique que la plupart des victimes sont sans emploi fixe (144 victimes) et seules 21 d'entre elles exercent dans le privé au moment où 63% d'entre elles ne sont pas scolarisées ou ont un niveau élémentaire.
Les statistiques de 2021 démontrent l'existence de 37 victimes en relation avec le suspect (l'un des parents ou tuteur, l'un des enfants de la victime, l'époux ou le fiancé ou l'ex-conjoint, frère ou soeur, oncle, employeur, entraîneur, enseignant ou moniteur). Le Parquet a relevé que les personnes poursuivies ont usé de la menace, de la force ou de leur utilisation (9,22%), de la coercition (2,13%), du kidnapping (2,84%), de l'escroquerie (2,84%), de l'arnaque (17,02%), de l'abus de pouvoir (1,42%), de l'exploitation de faiblesse (36,88%), du don ou de la réception d'argent ou d'autres avantages (27,66%). Ces moyens ont pour but l'exploitation sexuelle, le travail forcé, la servitude et les pratiques apparentées à l'esclavagisme.