Afrique de l'Ouest: À plein gaz, coup de projecteur sur le trafic de carburant au Sahel

3 Juin 2023

Kourou/Koualou, un petit village situé dans une zone neutre à cheval sur le Bénin et le Burkina Faso, est le centre d'un commerce transfrontalier illicite de carburant d'un million de litres par an, un instantané d'un phénomène qui s'étend sur l'ensemble de la région sahélienne, en Afrique.

Dans le troisième article d'une série consacrée à la lutte contre les trafics dans le Sahel, ONU Info examine le commerce illicite de carburant dans la région.

Transporté par des réseaux criminels et taxé par des groupes terroristes, le carburant illégal s'écoule le long de quatre routes principales, qui serpentent à travers le Sahel vers des acheteurs qui sont preneurs, siphonnant ainsi des millions de dollars en termes de revenus des nations qui tentent de stabiliser leur région en proie à l'insécurité, où vivent 300 millions de personnes.

« Le trafic de carburant sape l'État de droit et alimente la corruption », déclare François Patuel, chef de l'unité de recherche et de sensibilisation de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). « Il favorise également d'autres formes de criminalité. C'est pourquoi il faut s'y attaquer ».

Une forte demande

Le carburant fait l'objet d'une forte demande de la part de la population et le trafic de carburant est une activité importante dans la région. Un rapport de l'ONUDC, intitulé Fuel Trafficking in the Sahel [Le trafic de carburant au Sahel], révèle qu'il finance des groupes armés illégaux non étatiques, des groupes terroristes, des institutions financières, des fonctionnaires corrompus chargés de l'application de la loi et des groupes ayant des liens avec des personnalités ayant des intérêts dans des sociétés de vente au détail de carburants.

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Les prix bas et fortement subventionnés de l'essence en Algérie, en Libye et au Nigéria sont les principaux catalyseurs de ce phénomène. Selon l'ONUDC, les stations-service en Libye facturent 11 cents le litre, mais les prix à la pompe de l'autre côté de la frontière, au Mali, s'élèvent en moyenne à 1,94 dollar.

« Le simple fait de traverser la frontière leur permet de réaliser un bénéfice de 90 centimes par litre », explique M. Patuel. « C'est un revenu facile pour les groupes criminels ».

Selon lui, les trafiquants vendent ensuite à la population, qui dépend du carburant bon marché pour mener à bien ses activités et sa vie quotidienne, qu'il s'agisse d'alimenter les générateurs pour produire de l'électricité ou de remplir les réservoirs d'essence pour transporter les marchandises au marché.

« Ils exploitent réellement ces besoins pour vendre leurs produits criminels, y compris le carburant de contrebande », ajoute l'expert.

Le rapport de l'ONUDC couvre les activités au Burkina Faso, au Tchad, au Mali, en Mauritanie et au Niger. Le long des itinéraires les plus empruntés, les chauffeurs transportent chaque année des millions de litres de carburant de contrebande. Des itinéraires établis existent, allant de l'Algérie au Mali, reliant la Libye au Niger et au Tchad, et un autre encore partant du Nigéria, passant par le Bénin et le Burkina Faso, puis par le Niger et le Mali.

Le manque à gagner pour les pays du Sahel est énorme, souligne le Représentant régional de l'ONUDC pour l'Afrique de l'Ouest et l'Afrique centrale, Amado Philip de Andrés.

Le commerce illicite coûte près de 8 millions de dollars par an en recettes fiscales au Niger, selon la Haute Autorité de lutte contre la corruption et les infractions assimilées. Des trafiquants qui échappent aux taxes en achetant du carburant destiné à l'exportation à moindre coût et en détournant les livraisons à l'intérieur du pays ou à travers les frontières, expliquent les autorités.

« Taxes » payées aux groupes terroristes

Les contrebandiers paient cependant des « taxes » à des groupes terroristes, notamment autour de Kourou/Koualou, où des entrepôts illégaux stockent des réservoirs de carburant de contrebande pendant le transit, indique l'ONUDC, ajoutant que des groupes affiliés à Al-Qaïda exploitent certaines des mines riches en or de la zone et prélèvent régulièrement des taxes sur la contrebande.

En ce qui concerne le trafic de ressources naturelles au Burkina Faso, au Mali et au Niger, « les communautés locales sont particulièrement vulnérables, car elles vivent dans des régions isolées où la présence des forces de l'ordre est limitée », souligne la Direction exécutive du Comité contre le terrorisme (CTED) du Conseil de sécurité des Nations Unies dans un rapport.

Souvent, le carburant de contrebande n'est qu'un élément à la surface d'un trafic plus profond, reflétant un ensemble d'activités criminelles, allant de la drogue aux migrants, précise M. Patuel, citant en exemple une saisie de 17 tonnes de résine de cannabis effectuée par la police nigériane en 2021, impliquant un trafiquant de carburant connu qui possédait des stations-service. Le suspect aurait utilisé les revenus du trafic de drogue pour acheter du carburant de contrebande vendu dans ses stations-service.

L'ONUDC a mis en évidence d'autres tendances nouvelles et inquiétantes montrant des entreprises associées à des personnes sous le régime de sanction du Conseil de sécurité impliquées dans la contrebande de carburant du Niger au Mali, alors que les trafiquants vendent une gamme de produits de plus en plus large.

Ce type de profit a alerté l'ensemble du système des Nations Unies. Constamment préoccupé par le fait que des groupes terroristes utilisent le produit du trafic de ressources naturelles pour financer leurs activités néfastes, le Conseil de sécurité des Nations Unies a exhorté les États, entre autres, à demander des comptes aux auteurs de ces actes.

Mettre fin à la corruption

Cependant, mettre fin à la contrebande de carburant est une entreprise complexe aux conséquences potentiellement mortelles dans une région où les taux d'emploi informel sont très élevés, allant de 78,2% au Niger à 96,9% au Tchad. L'ONUDC craint que l'endiguement des flux de carburants illicites n'entraîne une hausse des prix des transports et de l'énergie, ainsi que des coûts de la plupart des biens et services commerciaux.

L'Office suggère aux pays du Sahel et aux pays voisins d'identifier et de poursuivre les cas de contrebande de carburant ayant des liens directs avec le crime organisé, les groupes armés et la corruption. Des outils sont disponibles dans des traités internationaux tels que la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée et la Convention des Nations Unies contre la corruption.

Limiter les flux illicites

Malgré les risques et bien que certains efforts de lutte contre la contrebande se soient heurtés à une résistance violente, y compris la mort d'un agent des forces de l'ordre, les nations continuent d'endiguer les flux illicites en utilisant des approches nouvelles et collaboratives, explique l'ONUDC.

La dernière évaluation des menaces de l'Office sur ce phénomène fournit une série d'exemples, depuis les convois de carburant escortés par la police en Algérie près de la frontière malienne, jusqu'aux couvre-feux imposés par le Bénin et aux raids visant à stopper la contrebande.

Pour sa part, le Burkina Faso démantèle méticuleusement depuis 2019 un réseau de trafic de carburant très organisé qui a fait passer plus de 3 millions de litres de contrebande en trois ans, avec des flottes de camions transportant jusqu'à 30.000 litres par voyage.

De retour à Kourou/Koualou, le flux de carburant illégal a été fortement réduit à la suite des mesures de répression prises par le gouvernement, mais les groupes terroristes continuent « de taxer le carburant qui fait encore l'objet d'un trafic, ainsi que d'autres marchandises de contrebande », indique l'ONUDC.

« Les groupes criminels se nourrissent des besoins de la population et les exploitent », déclare M. Patuel. « Combiner les efforts et adopter une approche régionale permettra de lutter avec succès contre le crime organisé dans la région ».

L'ONU en action

Les Nations Unies et leurs partenaires s'efforcent d'éradiquer le trafic et de créer des opportunités dans la région.

Voici quelques-uns des moyens mis en oeuvre par les Nations Unies pour aider les Sahéliens :

  • Dans le cadre de sa stratégie intégrée pour le Sahel, l'ONU a lancé en 2022 un projet de 180 millions de dollars destiné à 1,6 million de personnes dans la région du Liptako-Gourma afin d'améliorer les opportunités économiques et les moyens de subsistance, en mettant l'accent sur les femmes, les jeunes et les éleveurs.
  • Un projet de la stratégie contribue à prévenir la propagation et la montée de l'extrémisme violent dans les zones transfrontalières entre le Sénégal, la Guinée et le Mali, dans le cadre de ses initiatives en faveur de la paix et de la sécurité.
  • Les parties prenantes ont échangé des initiatives et des idées sur la prévention de l'extrémisme violent en Afrique de l'Ouest et du Centre lors d'une réunion qui s'est tenue à Dakar du 28 février au 2 mars et qui était organisée conjointement par le Bureau des Nations Unies pour l'Afrique de l'Ouest et le Sahel (UNOWAS), le Centre des hautes études de défense et de sécurité du Sénégal et le Département des affaires étrangères de la Suisse.
  • L'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et la Force du G5 Sahel ont signé un nouvel accord en avril pour renforcer la coopération régionale et intra-étatique à travers le spectre de la mobilité humaine en tant qu'accélérateur du renforcement de la résilience, du développement et de la gouvernance intégrée des frontières dans les pays du G5 (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad).

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