En Tunisie, Fethi Benslama, psychanalyste tunisien, donne le la : « Bourguiba n'est pas un Dieu. Bourguiba est un personnage tragique. Il a été un héros et ensuite, il a souffert. Il a été très malade. Il faut parler de lui humainement. Et cesser de toujours l'idéaliser ». Vingt-trois ans après sa mort et trente-six ans après avoir été chassé du pouvoir par Ben Ali, la parole se libère autour de la mémoire du « fondateur » de la Tunisie moderne.
Historiens, sociologues, anciens ministres et psychiatres étaient réunis pendant trois jours, du 1er au 3 juin, à Tunis, pour évoquer l'héritage du premier président de la Tunisie indépendante.
Sous la coupole aussi majestueuse que magnétique de Beit-Al-Hikma - la maison de la sagesse littéralement - des interventions se sont fait entendre, parfois clairement énamourées, d'autres fois ouvertement hostiles, mais la plupart du temps, mesurées et cherchant à sortir du rapport de fascination/répulsion binaire qui empêche de saisir le personnage dans sa complexité et ses nuances.
« Concilier les mémoires prendra du temps », prévient le sociologue Mohamed Kerrou. Le souvenir de la répression et de la torture laisse des traces, il se transmet de génération en génération. La plaie n'est pas encore refermée. Patience. « Les Turcs ont mis plus d'un demi-siècle pour pouvoir étudier Atatürk, fondateur du nouvel État turc », rappelle Kerrou.
Que de questions
Une vingtaine d'heures de discussions - en français, en arabe et en anglais - une quarantaine d'intervenants et quelques prises de bec plus tard, il aura été question du parcours du Zaïm - enfance difficile et revanche à prendre sur la vie - de politique étrangère - audacieuse pour l'époque, jugée clairvoyante, a posteriori, notamment dans le dossier israélo-palestinien. Il a aussi été question de sa détermination à émanciper les femmes, continuité de son oeuvre de libération ou bien expression de son autoritarisme dans l'instauration d'un féminisme d'État qui a pu aller jusqu'à imposer la contraception aux femmes les moins éduquées du pays ?
Une des questions en particulier encore peu explorée : le Raïs, de plus en plus imprévisible et colérique, avait-il bien toute sa tête ? Déposé pour « sénilité », le président Bourguiba était, en réalité, bipolaire. Oui, bi-po-lai-re. Fethi Benslama, psychanalyste, insiste et veut mettre un terme médical précis sur les maux de l'ancien leader, car ils furent aussi ceux de la Tunisie tant l'homme et la nation avaient alors fusionné.
Parfois déconnecté du réel et en proie à des accès dits « maniaques », Bourguiba a pu prendre des décisions inconsidérées, comme ce projet d'union avec la Libye, en 1974. L'autocrate vieillissant a perdu le « combat suprême » contre la maladie et la Tunisie l'a payé cher. Si Fethi Benslama en parle sans détours, c'est parce qu'il y a urgence à instaurer des garde-fous dans la Constitution. L'histoire peut se répéter, prévient le praticien.
Bourguiba et la Tunisie d'aujourd'hui
Et que penserait donc Habib Bourguiba de la Tunisie d'aujourd'hui justement ? Lui qui a rêvé d'une nation éduquée et prospère pouvait-il imaginer que, près de soixante-dix ans après son indépendance, son pays vivrait au rythme de l'émigration de masse et des pénuries alimentaires ?
« Non », répond le sociologue Mohamed Kerrou. « Bourguiba doit se retourner dans sa tombe ! Quand Bourguiba a hérité du pays, il y avait des problèmes, des problèmes de faim justement, des problèmes de pénuries et il a su gérer ça avec son équipe. Ils se sont mis au travail. On ne peut pas douter du sérieux du gouvernement actuel, mais est-ce qu'il a une stratégie, une vision de l'État ? Je pense que ça manque beaucoup et Bourguiba nous montre qu'on ne peut résoudre les problèmes sans vision globale. Bourguiba avait une vision globale de la société. Il a pris en charge ensemble l'émancipation de la femme, l'école, le planning familial, le logement, la santé. Tous ces secteurs qu'il a su développer sont en train de s'effondrer aujourd'hui, sous nos yeux, sans qu'on puisse réagir. Nous n'avons pas de vision globale. Je pense qu'il manque un amour, une passion pour le pays. »
Alors que le pays vit une crise politique inédite et alors que le président Kaïs Saïed se rêve à son tour en fondateur d'une nouvelle Tunisie, les universitaires réunis semblaient aussi s'interroger sur l'avenir de leur contrée. Peut-on gouverner la Tunisie sans se revendiquer d'une façon ou d'une autre de Bourguiba ? « Le bourguibisme est l'horizon indépassable de la Tunisie dans la mesure où on ne peut pas gouverner sans l'ombre de Bourguiba. Mais en même temps, la société a besoin de réformes, nous sommes au XXIe siècle, on ne peut plus rester sur le legs bourguibien, il faudrait aller au-delà de Bourguiba, mais avec Bourguiba. Voilà le défi. Avec Bourguiba et au-delà de Bourguiba », conclut Mohamed Kerrou.
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