L'initiative phare de l'Union africaine, l'Agenda 2063, accorde la priorité au développement d'infrastrucrures de grande envergure et promet de "relier le continent par le rail, la route, la mer et les airs".
Cette initiative est menée parallèlement aux efforts visant à améliorer l'intégration économique. En 2021, les 54 pays du continent sont entrés dans l'histoire lorsqu'ils ont décidé de commercer au sein de la Zone de libre-échange continentale africaine. Il s'agit de la plus grande zone de libre-échange au monde.
Les partisans d'une approche du développement axée sur les infrastructures affirment que l'amélioration de la connectivité favorisera l'industrialisation et l'urbanisation planifiée. Elle donne aux décideurs politiques les moyens de créer des régions urbaines bien planifiées, capables d'être compétitives dans l'économie mondiale et d'attirer les investissements directs étrangers. Ceux-ci, à leur tour, favoriseront la croissance industrielle.
L'argument avancé est que la création de corridors de développement, de zones économiques spéciales, de nouvelles villes et l'élaboration de plans directeurs d'urbanisme conduiront au développement d'espaces urbains qui peuvent être "connectés" aux réseaux de production mondiaux. Cela stimulera la productivité et la compétitivité de l'industrie africaine. En fin de compte, les pays africains exporteront davantage de produits manufacturés à forte valeur ajoutée que de ressources naturelles et de produits agricoles non transformés.
Nos recherches remettent en question ces affirmations. Nous avons évalué l'impact des projets de corridors de développement transnationaux au Kenya et au Ghana. Nous avons constaté que dans les deux cas, l'amélioration de la connectivité n'a pas réussi à catalyser l'industrialisation. Au contraire, elle a encouragé la spéculation foncière en ouvrant de nouveaux espaces à l'investissement immobilier.
Cela pose problème. L'incapacité à stimuler la croissance industrielle risque d'enfermer l'Afrique dans l'économie mondiale en tant qu'exportateur de matières premières. En outre, les villes sans industries présentent des niveaux d'inégalité plus élevés que les villes qui sont plus industrialisées.
Nous avons conclu que les infrastructures qui relient les mines aux ports ne suffisent pas. Elles doivent être accompagnées de politiques qui découragent la spéculation foncière et encouragent les investissements productifs dans des usines capables de transformer les matières premières et de fournir des emplois à la jeune main-d'oeuvre urbaine du continent.
Le développement axé sur les infrastructures en Afrique
La mauvaise qualité des infrastructures est un héritage des programmes néolibéraux d'ajustement structurel imposés aux pays africains par le Fonds monétaire international dans les années 1980 et 1990. Les gouvernements qui ont reçu ces prêts n'avaient pas le droit d'investir dans les infrastructures. Mais les investisseurs privés ont montré peu d'intérêt pour la construction d'infrastructures logistiques et énergétiques transnationales à grande échelle.
La crise financière de 2008 a tout changé. De nombreux gouvernements ont réagi en réintroduisant la planification du développement national. Ces plans comprenaient des projets d'infrastructures de grande envergure. Ces projets ont pu être financés parce que les faibles taux d'intérêt dans les pays industrialisés signifiaient que les emprunts étaient bon marché.
En 2018, plus de 50 corridors de développement étaient à différents stades de construction dans toute l'Afrique. De nombreux gouvernements se sont pleinement engagés en faveur d'un développement axé sur les infrastructures. Les réseaux de transport et d'énergie ont été étendus à une vitesse fulgurante dans le cadre d'une compétition continentale.
Étude de cas 1 : Ghana
Le Corridor Abidjan-Lagos est un projet de construction d'une autoroute transnationale à six voies reliant la capitale du Ghana, Accra, à Abidjan, Lomé, Cotonou et Lagos.
Le projet a été lancé en 2014 par la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) avec le soutien de la Banque africaine de développement et de l'Union africaine. Plus de 50 % du corridor traverse le territoire ghanéen.
L'initiative bénéficie d'un large soutien politique au Ghana. Grâce à sa politique "One District - One factory " ("Un district, une usine"), le président Nana Akufo-Addo du National Patriotic Party a cherché à soutenir l'industrialisation à travers toute une gamme de secteurs économiques qui vont du textile aux produits pharmaceutiques. Il a accéléré le projet du Corridor et fait pression pour recevoir la Direction générale qui gère le projet.
L'autoroute constitue un pilier de cette "région mégalopole" d'Afrique de l'Ouest qui s'urbanise rapidement. Il s'agit de projets immobiliers pour la construction planifiée d'une ville nouvelle à 50 km d'Accra et d'une extension urbaine non planifiée qui s'étend le long du corridor.
Ce corridor n'a pas donné une forte impulsion aux capacités industrielles du Ghana. Selon les données de l'ONUDI, l'industrie manufacturière représentait 14 % du PIB du Ghana en 2008. En 2022, ce chiffre n'était plus que de 11,8 %. Elle a, toutefois, créé des conditions d'une spéculation immobilière.
Étude de cas 2 : Kenya
Nous avons trouvé des résultats similaires au Kenya. En 2008, le gouvernement a lancé Kenya Vision 2030. Cette initiative visait un certain nombre de secteurs économiques clés. L'agro-industrie, le textile, le cuir et les matériaux de construction en font partie. L'espoir était de presque doubler la part de l'industrie manufacturière dans le produit intérieur brut.
Le gouvernement kenyan s'est lancé dans une frénésie de dépenses d'infrastructures. En 2019, le Kenya entreprenait plus de projets d'infrastructures de grande envergure que presque n'importe quel autre pays d'Afrique.
Nombre de ces projets sont inclus dans le Corridor de transport Lamu - Soudan du Sud - Éthiopie. Celui-ci est conçu pour intégrer le nord du Kenya et les zones frontalières environnantes dans une région transnationale dotée d'une infrastructure logistique de classe mondiale. En outre, le Standard Gauge Railway (ligne de chemin de fer à voie normale) a été construit pour relier Mombasa et Nairobi, tandis qu'une série de projets routiers autour de Nairobi ont été conçus pour décongestionner le centre-ville.
Mais le secteur manufacturier kenyan a été généralement décevant. Selon l'ONUDI, la valeur ajoutée manufacturière par rapport du PIB est passée de 11,8 % en 2008 à 8,9 % en 2022.
Le boom des infrastructures a toutefois accéléré l'étalement urbain et la spéculation. Les investisseurs se sont rués sur les terrains adjacents aux nouveaux projets à Isiolo et Lamu. Au nord de Nairobi, l'autoroute de Thika a impulsé un boom immobilier périurbain. Par exemple, le promoteur international Rendeavour construit une nouvelle ville avec des équipements de pointe pour 150 000 résidents.
Ailleurs, le long de l'autoroute, des propriétaires locaux ont construit des immeubles de grande hauteur pour tirer parti du marché locatif bas de gamme en plein essor.
Que faut-il faire ?
Nos conclusions n'excluent pas la possibilité que le développement axé sur les infrastructures puisse stimuler l'industrialisation à l'avenir. Mais elles suggèrent qu'il doit s'accompagner d'une politique qui décourage la spéculation foncière et immobilière.
Actuellement, dans de nombreuses villes africaines, l'immobilier n'est pas taxé, de sorte que de nombreuses élites le considèrent comme le "pari le plus sûr". Le prélèvement d'impôts sur la propriété découragerait la spéculation et générerait des revenus qui pourraient être utilisés pour les dépenses publiques. Cette approche a fonctionné dans les pays d'Asie de l'Est qui ont réussi leur transformation industrielle.
Sans cela, le développement axé sur les infrastructures risque de contribuer à la poursuite de l'urbanisation sans industrialisation et les gouvernements africains n'atteindront probablement pas leurs objectifs industriels et resteront dépendants de l'exportation de ressources naturelles et de produits agricoles.
Seth Schindler, Senior Lecturer in Urban Development & Transformation, University of Manchester
Tom Gillespie, Lecturer in Global Urban Development, University of Manchester